Le chien est bien plus qu’un animal domestique au service de l’Homme depuis des siècles, et bien plus que le simple symbole de fidélité que souvent il incarne. Tout propriétaire d’un représentant de la gent canine peut sans doute le confirmer, mais qui de mieux placés que les poètes pour l’exprimer ?
Il occupe d’ailleurs une place importante dans la poésie des cultures occidentale, slave et latino-américaine. Toutefois, le rôle qu’il y joue a naturellement évolué avec le temps.
Voici donc une sélection de vingt poèmes lyriques dans lesquels le meilleur ami de l’Homme occupe une place centrale, précédée d’une rétrospective du regard qu’ont porté sur lui les poètes au fil des âges.
Il semble que le meilleur ami de l’Homme soit présent dans la poésie occidentale depuis les débuts de cette dernière.
En effet, on le trouve dans l’un des plus anciens poèmes de l’Antiquité grecque ayant été conservé, l’Odyssée, paru à la fin du 8ème siècle avant J.-C et que l’on a coutume d’attribuer à l’aède Homère. Ce texte est une épopée, c'est-à-dire un long poème narratif relatant des exploits historiques ou mythiques. Si l’Illiade, première partie de l’œuvre épique du poète, traitait de la guerre de Troie, l’Odyssée relate quant à elle le long voyage retour de l’un de ses héros, Ulysse. Après avoir passé dix ans à guerroyer, il met dix années supplémentaires à rejoindre son île d’Ithaque. À son retour, son chien Argos, qui s’est laissé dépérir et est installé sur un tas de fumier, « agite sa queue en signe de caresses et baisse ses deux oreilles ; mais la faiblesse l’empêche d’aller à son maître ». Il meurt peu de temps après. Le sujet est vite traité par l’auteur et n’occupe que quelques vers dans le très long texte de l’Odyssée. Cependant, Argos reste dans les mémoires comme un symbole de fidélité.
Une autre figure canine se détache de l’Antiquité gréco-romaine, cette fois-ci issue de la mythologie : celle du monstrueux Cerbère. Le plus souvent décrit comme un molosse à trois têtes arborant une queue de serpent, il est le fidèle compagnon d’Hadès, dieu des Enfers (Pluton plus tard chez les Romains), et joue le rôle de gardien de la porte de ces derniers. Son apparence est si effroyable que même les morts en ont peur.
Dans le dernier et le plus difficile de ses douze travaux, le héros Héraclès (Hercule chez les Romains) parvient cependant à le capturer et le ramener à la surface de la terre pour le présenter à son ennemi Eurysthée. Quand ce dernier le voit, il est saisi d’effroi, et ordonne à Héraclès de le ramener immédiatement aux Enfers.
Le premier à mettre en scène Cerbère dans un poème est le Grec Hésiode (fin du 8ème siècle - début du 7ème siècle avant J.-C.) dans la Théogonie, une épopée qui décrit les origines et la généalogie des dieux grecs. Ce personnage réapparaît plus tard dans les œuvres d’autres poètes, notamment le Grec Pindare (518-438 avant J.-C.) ainsi que les Latins Virgile (70-19 avant J.-C.), Horace (65-27 avant J.-C.) et Ovide (43-17 avant J.-C.).
Le chien est présent également au 7ème ou 6ème siècle avant J.C. dans un genre que le Grec Ésope, considéré comme son inventeur, développe d’abord en prose : les fables, récits naïfs visant à illustrer une leçon de vie. Par la suite, des poètes reprennent certaines des histoires d’Ésope ou en inventent d’autres, en veillant dans tous les cas à écrire en vers. Le plus célèbre d’entre eux est le Latin Phèdre (14 avant J.-C. – 50 après J.-C.), et le chien occupe une place centrale dans un très grand nombre de ses fables. Il y est souvent présenté dans son « métier » de chien de berger, de chasse ou de garde, mais n’y a généralement pas le beau rôle.
La figure de Cerbère, féroce chien gardien des Enfers, réapparaît dans l’une des plus grandes œuvres poétiques de la littérature médiévale occidentale, La Divine Comédie de l’Italien Dante Alighieri, dit « Dante » (environ 1266-1321). Ce texte narratif décrit le voyage de l’auteur à travers les trois univers de l’imaginaire chrétien que sont l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. On y retrouve la figure mythologique et païenne de Cerbère aux portes d’un Enfer dont la conception s’est bien sûr christianisée.
À partir du 12ème siècle, le chien se retrouve encore une fois au cœur de fables. Reprenant celles de l’Antiquité ou s’inspirant de récits issus du folklore, certains poètes médiévaux continuent d’explorer ce genre. C’est le cas par exemple de Marie de France (1160-1210), première femme de lettres occidentale à écrire en langue vulgaire (probablement l’anglo-normand). Le meilleur ami de l’Homme figure parmi les principaux protagonistes de certaines de ses fables, notamment « La Chienne près de mettre bas » ainsi que « Le Chien et la Brebis ».
Toutefois, là encore, il est loin d’y avoir le beau rôle, comme l’illustrent par exemple les premiers vers de ce dernier : « On conte d’un chien menteur / Aussi tricheur que trompeur ». Il faut dire que cet animal souffre au Moyen Âge d’une image négative, étant donné qu’il est présenté par l’Église comme une incarnation de la nature sauvage, vorace, violente et hostile à l’Homme. Cette vision perdure jusqu’à l’époque baroque et explique sa discrétion dans la poésie lyrique de ces époques.
Le genre de la fable, en vers ou en prose, continue de se développer dans plusieurs pays d’Europe tout au long du Moyen Âge ainsi que par la suite. Il atteint son apogée au 17ème siècle sous la plume de Jean de La Fontaine (1621-1685), représentant du classicisme français. S’inspirant des fabulistes de l’Antiquité et du Moyen Âge, celui-ci reprend à son compte leurs récits, avec une façon toute particulière de les narrer et une versification qui les rend faciles à mémoriser. Le chien est le protagoniste de plusieurs d’entre eux, notamment « Le Loup et le Chien » (1668), « Le chien qui lâche sa proie pour l’ombre » (1668) ou « L’Âne et le Chien » (1678). Là encore, le meilleur ami de l’Homme n’est pas présenté sous son meilleur jour : il sert à incarner des défauts humains ou des concepts jugés négatifs.
Grandement admiré tant de son vivant que par la suite, La Fontaine fait des émules dans toute l’Europe. C’est ainsi que le chien occupe aussi une place importante notamment dans les fables du Britannique John Gay (1685-1732), au début du 18ème siècle : on peut citer par exemple « Le Chien de chasse et le chasseur » ainsi que « Le Chien et le Renard », tous deux parus en 1727. Toutefois, il incarne là encore les tares des humains.
Le 18ème siècle marque néanmoins un tournant dans le regard que la société européenne porte sur lui. En effet, de nombreuses familles nobles ou bourgeoises se mettent alors à adopter un chien comme simple animal de compagnie, et non par exemple pour la chasse. À la fin du siècle, cette évolution sociétale se reflète dans les fables : celles-ci se concentrent davantage sur les mauvais traitements dont font l’objet les chiens, que les poètes présentent comme des allégories des injustices également subies par certains humains. C’est le cas par exemple en 1779 dans « Le Chien et le Chasseur » ainsi que « Le Vieux Chien et le Vieux serviteur », du Polonais Ignacy Krasicki (1735-1801), ou encore dans « Le Chien et le Chat » ainsi que « Le Chien coupable », écrits en 1792 par le Français Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794).
Il faut attendre la toute fin du 18ème siècle pour qu’un chien devienne le héros d’un poème non pas narratif, mais lyrique, c'est-à-dire qui exprime les sentiments de l’auteur. Considéré comme un précurseur du romantisme, le Britannique William Cowper (1731-1800) signe en 1798 le premier poème de ce genre, mettant son épagneul au cœur d’un texte qui fait l’éloge de sa beauté : « The Dog and the Waterlily », c’est-à-dire « Le Chien et le nénuphar » (non traduit en français).
Quelques années plus tard, en 1808, son tout jeune compatriote Lord Byron (1788-1824), qui deviendra par la suite une figure de proue du mouvement romantique, compose « Épitaphe pour un chien ». Cette bouleversante élégie à son chien Boatswain souligne les qualités et la moralité de ce dernier.
Le thème de la mort du chien est notamment repris près de cinquante ans plus tard par le romantique français Victor Hugo (1802-1885). Puisant sans doute son inspiration chez Homère, il fait du meilleur ami de l’Homme l’illustration même de la fidélité dans le poème « La Mort du chien » (1855).
Ce thème devient carrément récurrent dans la poésie du siècle suivant, repris notamment par le Britannique Rudyard Kipling (1865-1936) dans « Le Pouvoir du chien » (1909) et « Quatre-Pattes » (1932), ainsi que par le Chilien Pablo Neruda (1904-1973) dans « Un chien est mort » (posthume). C’est un peu comme si le chien avait besoin d’un dernier hommage ; comme si, de son vivant, on ne lui en avait pas assez rendu ou on n’avait pas assez admiré ses qualités.
D’ailleurs, dans un autre genre, Victor Hugo consacre également au milieu du 19ème siècle tout un poème à un défaut de sa chienne : « Ma Chienne la Chougna » souligne sa désobéissance enfantine. Mais en réalité, il s’agit d’un prétexte pour en brosser un touchant portrait.
Plus de 100 ans plus tard, dans son poème « Le Petit Chien » (1866), le poète belge Maurice Carême (1899-1978) s’inspire sans doute de ce procédé consistant à se mettre l’accent sur un ou des défauts pour susciter la sympathie du lecteur.
En 1865, le célèbre auteur français Charles Baudelaire (1821-1867) consacre un poème en prose aux chiens errants : « Les Bons Chiens ». Il les y assimile en fait aux exclus de la société et aux poètes maudits.
Ce thème trouve un écho un siècle plus tard de l’autre côté de l’Atlantique chez les Américains Lawrence Ferlinghetti (1919-2021) et Charles Bukowski (1920-1994), auteurs de deux poèmes intitulés chacun « Chien », parus respectivement en 1958 et 1977. Jouissant d’une relative indépendance à l’égard des humains, les chiens solitaires ou errants qui y sont mis en scène sont l’incarnation d’une certaine puissance ou d’une certaine liberté.
La poétesse italienne Antonia Pozzi (1912-1938) va même jusqu’à imaginer en 1933 dans « Le Chien sourd » un monde où l’Homme a disparu et où le chien, revenu à l’état de nature, devient un symbole absolu de liberté.
Quelques années à peine après Baudelaire, en Russie, l’écrivain Ivan Tourgueniev (1818-1883) dédie lui aussi un poème en prose à cet animal : « Mon Chien », paru en 1878. Toutefois, le sujet n’a rien à voir : ce sont ici les yeux de son compagnon qui sont au centre de son attention. À travers son regard, Tourgueniev perçoit en lui un frère, et même un semblable.
Il faut dire que les yeux sont sans doute la caractéristique physique du chien qui retient le plus l’attention des poètes de la deuxième moitié du 19ème siècle et du 20ème siècle. Dans respectivement « À Niebla, mon chien » (1939) et « Ode au chien » (1959), l’Espagnol Rafael Alberti (1902-1999) et le Chilien Pablo Neruda (1904-1973) y voient le reflet de son innocence. Quant aux Français Paul Valéry (1871-1945) et Pierre Menanteau (1895-1992), ils y trouvent dans « Animalités » (1941) ainsi que dans « Le Vieux et son chien » (1953) l’expression de l’amour inconditionnel qu’il porte à son maître. « Tout le chien est dans son regard », écrit Valéry : une phrase restée célèbre, et qui met sans doute tout le monde d’accord.
Il convient également de remarquer que Tourgueniev, comme Homère et Victor Hugo avant lui, associe le chien à un homme âgé, mourant. On retrouve plus tard cette idée chez le Nicaraguayen Ruben Darío (1867-1916), avec « Souffrance LVI » (1887), ainsi que chez le Français Pierre Menanteau dans « Le Vieux et son chien » (1953).
Paradoxalement, toujours à la fin du 19ème siècle, l’Américaine Emily Dickinson (1830-1886) associe dans « Un petit chien qui remue la queue… » (1871) la joie et l’insouciance d’un chien à celles d’un enfant.
Dans la lignée de Victor Hugo, qui faisait déjà un lien avec certaines caractéristiques des plus jeunes (notamment la turbulence et l’espièglerie), plusieurs poètes hispanophones insistent eux aussi sur son innocence et sa candeur : c’est le cas notamment de Rafael Alberti avec « À Niebla, mon chien » (1939), ainsi que de Pablo Neruda avec son « Ode au chien » (1959). Quant au Belge Maurice Carême (1899-1978), il décrit en 1977 dans « La tranche de pain » une interaction entre un enfant et un chien.
On remarque d’ailleurs que le chien est une figure que l’on retrouve plusieurs fois évoquée par deux poètes francophones qui écrivent ouvertement pour un public d’enfants, à savoir Maurice Carême et Pierre Menanteau.
De l’enfance à la fin de vie, le chien est donc présenté par nombre de poètes de la deuxième moitié de 19ème siècle et du 20ème siècle comme le meilleur ami de l’Homme. Présent aux côtés de son maître pour le meilleur et pour le pire, il partage tous les instants de sa vie, des plus anodins aux pires souffrances. Il l’accompagne partout, comme l’exprime particulièrement Rudyard Kipling (1865-1936) dans « Quatre-Pattes » (1932). Maurice Carême semble quant à lui souligner en 1977 dans « La Tranche de pain » qu’il est le compagnon absolu : en effet, si on remonte aux origines latines de ce mot, un compagnon est celui avec qui on partage le pain.