« Mon Chien », d’Ivan Tourgueniev (1878)

Un portrait d'Ivan Tourgueniev

Texte du poème « Mon Chien »

Февраль, 1878 г.–

 

Hас двое в комнате: собака моя и я. На дворе воет страшная, неистовая буря.

Собака сидит передо мною — и смотрит мне прямо в глаза.

И я тоже гляжу ей в глаза.

Она словно хочет сказать мне что-то. Она немая, она без слов, она сама себя не понимает — но я ее понимаю.

Я понимаю, что в это мгновенье и в ней и во мне живет одно и то же чувство, что между нами нет никакой разницы. Мы тожественны; в каждом из нас горит и светится тот же трепетный огонек.

Смерть налетит, махнет на него своим холодным широким крылом…

И конец!

Кто потом разберет, какой именно в каждом из нас горел огонек?

Нет! это не животное и не человек меняются взглядами…

Это две пары одинаковых глаз устремлены друг на друга.

И в каждой из этих пар, в животном и в человеке — одна и та же жизнь жмется пугливо к другой.

Traduction en français du poème « Mon Chien »

Février 1878

 

Nous sommes deux dans cette chambre : mon chien et moi… Dehors, la tempête hurle et sanglote. 

La bête me fait face et me regarde droit dans les yeux. 

Et moi je la fixe de même. 

Elle a l'air de vouloir me dire quelque chose. Elle est muette. Elle ne parle point et ne se comprend pas elle-même. Mais moi je la comprends. 

Je sais que la même émotion nous habite et qu'il n'y a point de différence entre nous. Nous sommes faits de la même matière, et la petite flamme qui palpite en moi vacille également en elle. 

La mort va venir et secouer son aile énorme et glacée. 

« C'est fini. »

Et plus jamais personne ne saura quelle était la petite flamme qui brûlait en nous. 

Ce ne sont pas un homme et une bête qui s'entre-regardent… 

Mais deux paires d'yeux tout pareils qui s'interrogent. 

Et dans chacune d'elles la même vie se blottit frileusement contre l'autre. 

 

(traduction Charles Salomon)

Informations sur l'auteur et explications

Daté de 1878, « Mon Chien » (« Sоbаkа », en version originale) est un poème de l’écrivain russe Ivan Tourgueniev (1818-1883). Ce dernier est resté célèbre pour ses romans, notamment Pères et Fils (1862), mais aussi et surtout pour ses nouvelles. Il publia aussi un recueil de poésie intitulé Poèmes en prose, paru en 1882 (soit peu de temps avant sa mort) et dans lequel figure notamment ce texte.

 

C’est loin d’être son seul écrit consacré au meilleur ami de l’Homme : chasseur et grand amateur de la gent canine, Tourgueniev lui accorde une place non négligeable dans ses écrits. On le retrouve ainsi çà et là dans nombre de ses textes, et il occupe même une place centrale dans les nouvelles Le Chien (1866) et Mon Chien Pégase (1880).

 

L’ensemble de l’œuvre de Tourgueniev est donc parsemée de preuves de la passion qu’il entretenait pour les chiens. Ce poème mystique composé à la fin de sa vie apparaît comme une sorte de conclusion à ses réflexions sur le meilleur ami de l’Homme.

 

Composé de onze brefs paragraphes, il commence en mettant en scène l’auteur et son chien seuls face à face au sein d’une pièce, dans une ambiance lugubre (« la tempête hurle et sanglote »)

 

L’illumination passe par un long échange de regards entre les deux protagonistes. Dans le regard de son animal, le poète reconnaît en lui un frère, et même un semblable : « il n’y a point de différence entre nous. Nous sommes faits de la même matière ». La vie, « petite flamme » qui « vacille » ou « palpite », est fragile chez l’un comme chez l’autre, et la mort ne fait que se rapprocher - et les rapprocher.

 

Tourgueniev achève son texte en insistant une nouvelle fois sur la similitude entre les deux êtres : « Ce ne sont pas un homme et une bête qui s'entre-regardent. / Mais deux paires d'yeux tout pareils qui s'interrogent ». Il conclut sur le réconfort que cette similitude chien-homme apporte dans les derniers instants.

 

Ce poème mystique présente donc le chien comme un semblable de l’Homme, par le biais de son regard. Cela explique le réconfort qu’il apporte à son maître alors que celui-ci approche de la fin de sa vie.