Le soir, je m’assieds, grave, au milieu de mes brutes,
Ainsi qu’un chancelier dans la chambre des lords,
Et mon front a parfois un pli sévère. Alors,
Ma chienne, la Chougna, qui n’est pas une bête,
Approche, et sous mes mains fourre sa grosse tête,
Et sentant qu’un sermon va venir, se tient coi.
Et je lui prends l’oreille, et je lui dis : Pourquoi
Te comportes-tu mal, Chougna, devant le monde ?
Pourquoi, quand nous sortons, - il faut que je te gronde, -
Cours-tu, jappant, hurlant, à travers les buissons,
Après les jeunes chiens et les petits garçons ?
Pourquoi ne vois-tu pas un coq sans le poursuivre ?
Si bien que, moi, j’ai l’air d’avoir une chienne ivre !
Cela nous fait mal voir, les gens sont irrités ;
Je te connais beaucoup de bonnes qualités,
Mais, vraiment, quand tu sors, tu n’es pas raisonnable !
Ce poème de Victor Hugo (1802-1885) sans titre et non daté, que l’on a coutume d’appeler « Ma chienne, la Chougna », porte le numéro XXI dans le recueil de poésie Dernière Gerbe, publié à titre posthume en 1902 - soit 17 ans après la mort de son auteur. Il fut vraisemblablement composé bien plus tôt, plus précisément dans les années 1850, car la chienne nommée Chougna est évoquée dans une lettre adressée à sa femme datée de 1858.
Tout au long de ses 16 alexandrins aux rimes plates, le célèbre écrivain français évoque tendrement la désobéissance de son animal, et plus précisément les sermons qu’il lui admonestait.
Les trois premiers vers posent immédiatement l’esprit général de ce texte, à savoir une ironie malicieuse et espiègle : entouré de ses « brutes » (sans doute ses animaux), à qui il doit s’adresser très sérieusement, Victor Hugo se compare à rien de moins qu’un « chancelier dans la chambre des lords ». En effet, il écrit aussi que sa chienne « n’est pas une bête » : elle est ici totalement humanisée.
C’est ainsi que son propriétaire lui explique, comme il s’adresserait à un lord (ou plutôt à un enfant, d’où l’utilisation par exemple du verbe « gronder »), les raisons de son mécontentement : sa désobéissance lors des sorties. Les exemples qu’il donne sont assez cocasses et la conclusion plutôt amusante (« Si bien que, moi, j’ai l’air d’avoir une chienne ivre »), ce qui ne manque pas de rendre la turbulente Chougna attachante aux yeux du lecteur. L’humanisation de l’animal est renforcée par l’usage du pronom « nous » (« Cela nous fait mal voir, les gens sont irrités ») : son comportement est embarrassant tout autant pour son maître que pour elle-même.
Victor Hugo conclut son poème un peu comme on conclurait un discours fait un à un enfant qui s’est mal comporté : en soulignant les qualités de Chougna, mais en insistant sur le problème rencontré.
Cela dit, la description de la désobéissance espiègle et enfantine de Chougna semble avant tout servir de prétexte à l’auteur pour brosser un touchant portrait de son animal.