Que toujours le plus grand mérite,
Ait pourtant peu d'admirateurs ;
Qu'on préfère aux hommes d'élite,
Des misérables flagorneurs.
Comment conjurer cette peste,
Qui devrait peupler les enfers ?
Je doute que ce mal funeste,
Ne s'empare de l'univers.
Voici le frein pour cette rage,
Un remède pour cet abus ;
Le fou devrait devenir sage,
Mais non, il ne le devient plus.
Ignorant du beau la faconde,
Il prône toujours le petit ;
Pour savair la valeur du monde,
Son ail conclut, pas son esprit.
Deux Chiens servaient une maitresse,
Joli, — des deux s'appelait l'un ;
Il connaissait des tours d’adresse,
Et savait amuser chacun.
Il rapportait les moindres choses,
Faisait souvent beaucoup de bruit ;
Sans clefs ouvrait les portes closes,
Et dormait en repos la nuit.
Parfois il mordait sa maitresse,
Aussi méchant était son cour ;
Et l'on disait c'est la caresse,
Produit par son instinct flatteur.
Mal élevé et sans courage,
Il était vraiment impoli ;
Malgré ses cris et son tapage,
On l’appelait le bon Joli.
L'autre chien du nom de Fidèle,
Moins caressant et moins poltron ;
Était toujours rempli de zèle,
Et savait garder la maison.
Il était bon et plein d'audace,
N'aboyant sans nécessité ;
Il était le roi de sa race,
Il meurt. Vite il est oublié.
Joli meurt aussi, quelle alarme,
On lui prépare un beau cercueil ;
Pour le bon cœur par une larme,
Pour la ruse on porte le deuil.
« Les Deux Chiens » est une fable de l’écrivain allemand Christian Fürchtegott Gellert (1717-1769), considéré comme l’un des précurseurs de l’âge d’or de la littérature allemande. Ses fables connurent d’ailleurs un immense succès en Allemagne de son vivant, bien qu’elles soient aujourd’hui quelque peu oubliées. Celle-ci est extraite du premier volume de son recueil Fables et Contes, publié en 1746.
Contrairement à la fable éponyme d’Ésope (qui vécut aux 7ème et 6ème siècle avant J.-C.), dans laquelle c’est par leur rôle que les deux chiens sont opposés (l’un est un chien de chasse et l’autre un chien de garde), Gellert choisit de mettre plutôt l’accent sur le contraste entre leurs traits de personnalité très différents.
Son texte commence par un long passage théorique dénonçant les « flagorneurs », c'est-à-dire les personnes qui flattent bassement, servilement. L’auteur écrit qu’elles tirent les autres vers le bas en prônant « le petit » plutôt que le beau, et ne savent pas juger la valeur des choses. Il poursuit en dénonçant une injustice : selon lui, la société les préfère aux hommes de « grand mérite », à qui elles sont ici opposés.
Le premier chien à être présenté dans la seconde partie du poème est nommé Joli. Il connaît des tours, amuse, rapporte des objets : autrement dit, il sait plaire et flatter. Il lui arrive de mordre sa maîtresse, mais cela ne semble pas gêner outre mesure son entourage, puisqu’on lui trouve des excuses. D’ailleurs, même s’il est mal élevé et lâche, on l’appelle « le bon Joli ».
Le deuxième chien répond quant à lui au nom de Fidèle. Il est moins flatteur, mais d’une grande bonté et d’un grand courage, effectuant avec beaucoup de zèle son travail de gardien de la maison.
Fürchtegott Gellert décrit ensuite ce qui se passe à leur mort. Fidèle est vite oublié, tandis qu’on prépare à Joli un beau cercueil. « Pour le bon cœur pas une larme, / Pour la ruse on porte le deuil », conclut ainsi le poète, dans une formule qui vient compléter la longue morale théorique énoncée dans les premiers vers.
Cette œuvre exprime parfaitement l’ambivalence du regard porté sur le chien dans les fables, en particulier depuis le 17ème siècle. En effet, certains écrits le présentent comme un courageux et loyal serviteur des humains : c’est le cas par exemple dans « Le Chien et son maître », publié en 1671 par le Français Antoine Furetière (1619-1688). D’autres en revanche le dépeignent en flatteur servile qui n’hésite pas à se faire l’instrument de leurs plus bas instincts s’il peut en tirer quelque avantage : c’est cette vision qu’on retrouve notamment en 1668 dans « Le Loup et le Chien », du Français Jean de La Fontaine (1621-1695), ou encore en 1727 dans « Le Chien couchant et la perdrix », du Britannique John Gay (1685-1732).