Les vertus devraient être sœurs,
Ainsi que les vices sont frères :
Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file, il ne s'en manque guères :
J'entends de ceux qui n'étant pas contraires
Peuvent loger sous même toit.
À l'égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
L'un est vaillant, mais prompt ; l'autre est prudent, mais froid.
Parmi les animaux le Chien se pique d'être
Soigneux et fidèle à son maître ;
Mais il est sot, il est gourmand :
Témoin ces deux Mâtins qui dans l'éloignement
Virent un Âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l'éloignait de nos Chiens.
Ami, dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens.
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes.
J'y crois voir quelque chose. Est-ce un Bœuf, un Cheval ?
Hé qu'importe quel animal ?
Dit l'un de ces Mâtins ; voilà toujours curée.
Le point est de l'avoir ; car le trajet est grand ;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine.
Voilà mes Chiens à boire ; ils perdirent l'haleine,
Et puis la vie ; ils firent tant
Qu'on les vit crever à l'instant.
L'homme est ainsi bâti : Quand un sujet l'enflamme
L'impossibilité disparaît à son âme.
Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas ?
S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire ?
Si j'arrondissais mes États !
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire !
Tout cela, c'est la mer à boire ;
Mais rien à l'homme ne suffit :
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit
Il faudrait quatre corps ; encor loin d'y suffire
À mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu'un seul désire.
« Les Deux Chiens et l’Âne mort » est un poème du célèbre fabuliste français Jean de le Fontaine (1621-1695). Elle est numérotée 25 dans le livre VIII du deuxième tome de ses Fables, qui parut en 1678.
Ce récit est inspiré d’une courte fable du Grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.) intitulée « Les Chiens affamés ». La Fontaine en développe le récit, mais c’est surtout sur l’aspect théorique qu’il s’attarde.
Dans la première partie du poème, où alternent octosyllabes, décasyllabes et alexandrins, il déplore que les qualités soient limitées chez les hommes, alors que les défauts sont innombrables. Ainsi, rares sont les personnes qui possèdent toutes les vertus ; les premiers vont toujours de pair avec les seconds : par exemple, « l’un est vaillant, mais prompt ; l’autre est prudent, mais froid ».
C’est là qu’on en vient au chien. Il est présenté comme besogneux et « fidèle à son maître », mais aussi « sot » et gourmand. Ce sont ces deux défauts qu’illustre La Fontaine dans l’histoire qui suit.
Celle-ci met en scène deux mâtins, un type de chien particulièrement imposant. Alors qu’ils sont au bord d’une rivière, ils aperçoivent le corps d’un âne mort (contre des peaux d’animaux mises à tremper dans l’histoire du fabuliste grec). Cependant, comme dans la version originale, ils ne sont pas sûrs de ce qu’ils voient du fait de la distance qui les en sépare. Il leur est impossible de nager contre le courant afin d’atteindre l’objet de leur convoitise, mais l’un d’eux lance l’idée de boire toute l’eau de la rivière afin de mettre le corps à sec. Portant un regard sévère mais néanmoins attendri sur ses personnages (il les évoque en parlant de « mes chiens »), La Fontaine décrit le résultat de cette entreprise insensée : à force de boire, ils finissent par mourir.
Dans la dernière partie de la fable, il reprend l’idée qui ressort des courtes morales des fables dont il s’inspire : celle d’Ésope bien sûr (« Ainsi certains hommes se soumettent, dans l’espérance d’un profit, à des travaux dangereux, et se perdent avant d’atteindre l’objet de leurs désirs »), mais aussi celle de l’auteur latin Phèdre (1er siècle), qui avant lui avait aussi repris cette histoire (« Un dessein insensé non seulement n'aboutit pas, mais encore entraîne les mortels à leur perte »). Toutefois, il développe et donne des exemples.
À ses yeux, les humains sont semblables à ces deux chiens, tant ils sont eux aussi sots et gourmands. La différence est que leur gourmandise porte sur les biens matériels ou la « gloire : elle est synonyme de cupidité et de vanité. Obnubilés au point de perdre toute lucidité, ils sont prêts à tout pour atteindre des objectifs pourtant inatteignables. Or, réaliser certains projets démesurés, ce n’est plus la rivière à boire, mais carrément « la mer à boire » - expression célèbre qui trouve donc son origine dans cette fable de La Fontaine, et qui a fait long feu. Même avec « quatre corps », ou « quatre Mathusalem » (personnage biblique qui aurait vécu 969 ans), ils ne peuvent tout simplement pas être accomplis.
La Fontaine trouve donc dans la fable d’Ésope une opportunité de mettre en avant les idéaux de son époque : ceux de la mesure, de la modération et de la discrétion qui caractérisent l’honnête homme (le mot « honnête » étant à prendre dans le sens qu’il avait à l’époque de « convenable et modéré »), modèle intellectuel et moral d’inspiration aristocratique qui au 17ème siècle se substitue aux idéaux chevaleresques hérités du Moyen Âge.