« Les Bons Chiens », de Charles Baudelaire (1865)

Un portrait en noir et blanc de Charles Baudelaire

Texte du poème « Les Bons Chiens »

Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non. 

 

Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! » 

 

Arrière la muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poëte qui les regarde d’un œil fraternel. 

 

Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino ! 

 

À la niche, tous ces fatigants parasites ! 

 

Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences ! 

 

Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » 

 

« Où vont les chiens ? » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui. 

 

Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires. 

 

Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs. 

 

Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus ; 

 

D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante. 

 

Et ils sont tous très-exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. 

 

Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ? 

 

En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. 

 

N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ? 

 

Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens ! 

 

Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais ! 

 

Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poëte qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin. 

 

Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poëte, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens. 

 

Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poëme satirique. 

 

Et toutes les fois que le poëte endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très-mûres. 

Informations sur l'auteur et explications

« Les Bons Chiens » est un poème en prose de Charles Baudelaire (1821-1867), considéré comme l’un des plus grands poètes français du 19ème siècle. Publié pour la première fois dans le journal L’Indépendance belge en 1865, il fut intégré par la suite au recueil posthume Le Spleen de Paris, paru en 1969 et également connu sous le titre Petits Poèmes en prose.

 

Baudelaire est notamment resté dans les mémoires pour ses célébrations des chats, auxquels il a consacré plusieurs poèmes dans son recueil en vers Les Fleurs du mal. Même si c’est moins connu, il n’en a pas pour autant oublié les chiens, comme le prouve ce poème.

 

On le doit à un défi qui lui fut lancé un jour par le peintre animalier belge Joseph Stevens (1816-1892), alors déjà réputé pour ses portraits de chiens de rue. Tandis que les deux artistes se trouvaient ensemble dans une taverne, le poète tomba en admiration devant le gilet que portait son ami. Stevens accepta de céder son vêtement à Baudelaire, à la condition que celui-ci compose un poème sur les chiens.

 

Le pari fut relevé haut la main, et ce sont donc les chiens de rue, chers à Joseph Stevens et que Baudelaire rapproche des exclus de la société, qui sont célébrés dans les 22 paragraphes de longueurs inégales qui composent ce poème en prose.

 

Il commence par une évocation de deux sources d’inspiration pour l’auteur : d’une part, le naturaliste français George Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), célèbre pour ses gravures réalistes d’animaux ; d’autre part, l’écrivain britannique Laurence Sterne (1713-1768), un des précurseurs de l’antiroman et de l’antihéros.

 

Baudelaire se lance ensuite dans un éloge de ceux qu’il considère comme les « bons chiens » : « les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux », qu’il oppose aux chiens de race, « danois, king-charles, carlin ou gredin », longuement décriés, car trop sûrs de plaire et d’être aimés.

 

Pour lui, les « bons chiens » sont ceux qui se rapprochent du poète maudit, « du pauvre, du bohémien et de l’histrion », les chiens errants et solitaires qui, guidés par la nécessité, sillonnent les villes en cherchant chez l’homme un compagnon d’infortune.

 

Évoquant ironiquement un feuilleton tombé dans l’oubli rédigé par le journaliste et écrivain français Nestor Roqueplan (1805-1870), il se lance ensuite dans un rapprochement entre la vie des chiens des rues et celle des exclus de la société de son époque.

 

S’ensuit une évocation des œuvres de son ami belge Joseph Stevens, et plus particulièrement celle d’un tableau, vraisemblablement L’Intérieur du saltimbanque (1857), où l’on peut voir deux chiens dans un logement miséreux. On retrouve donc là aussi la comparaison avec l’artiste maudit, contraint de vivre dans la misère faute de reconnaissance de son mérite ou de son talent. Ces « philosophes à quatre pattes » sont marginalisés par la société, qui ne s’occupe que du « bonheur des hommes » - ou du moins de certains d’entre eux.

 

Évoquant ironiquement le mystique suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), le poète se plaît à rêver qu’il existe aussi, spécialement pour eux, un paradis récompensant « tant de courage, tant de patience et de labeur ».

 

Achevant son texte sur un ton tout aussi ironique, Baudelaire se compare aux bergers disputant des concours de chant dans les poèmes bucoliques ou pastoraux de Théocrite (environ 310-250 av. JC) et Virgile (70-19 av. JC), évoquant les cadeaux qu’ils recevaient en guise de trophées. Pour sa part, il gardera le gilet du peintre, ayant « compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens ».

 

Ainsi, les chiens dont Baudelaire fait l’éloge tout au long de ce poème sont les chiens vagabonds et errants, parias et exclus de la société, dont il rapproche la vie et les souffrances de celles de certaines personnes : les plus défavorisées d’une part, les artistes maudits et incompris d’autre part.