Économe parfait, propriétaire aisé,
Un villageois, prenant un chien à son service,
Avait été pourtant assez malavisé
Pour en exiger triple office : Garder le seuil de la maison,
Cuire au four le pain du ménage,
Puis au verger, dans la saison, Donner ses soins à l'arrosage.
À d'autres ! direz-vous, lecteur,
Vous radotez de belle sorte ! Que votre chien garde la porte.
On le conçoit ; mais, cher auteur,
Vit-on jamais la gente canine
Arroser au jardin ou chauffer la cuisine ?
— Lecteur, ai-je affirmé que Barbos l'avait fait ?
Non. J'ai dit qu'il le devait faire :
L'intention n'est point le fait ;
C'est tout en cela qu'est l'affaire.
Cumulant trois emplois, tout d'abord notre chien.
Voulut toucher aussi somme trois fois plus forte.
Puisque Barbos s'en trouvait bien,
Qu'un autre en fût lésé, qu'importe !
Tout bien conclu, le lendemain,
Pour s'égayer un peu, se promener et boire,
Le maître, rassuré, se rendait à la foire.
Le soir, de son logis il reprend le chemin
Et chez lui fait sa ronde. Mécompte effroyable !
Pas de pain ! Le verger n'était point arrosé,
Et tout dans le grenier était dévalisé !
Il jette, il brise tout, jure, se donne au diable ;
Versant l'injure à flots sur l'indigne animal,
En vain il cherche à le confondre ;
Barbos à tout reproche, avec sang-froid égal,
Avait toujours mot à répondre :
S'il gardait la maison, n'en pouvant pas bouger.
Il ne pouvait dès lors arroser le verger ;
S'il allait au verger, comment pourrait-il cuire ?
Enfin, pour dernière raison,
S'il cuisait, on peut en induire
Qu'il ne gardait pas la maison.
(Traduction : Charles Parfait)
« Le Villageois et le chien » est un poème d’Ivan Krylov (1769-1844), généralement considéré comme le plus grand fabuliste russe. Cette histoire originale et pleine d’une joyeuse ironie porte le numéro 14 dans le livre X de ses Fables, publié en 1843.
Comme c’est souvent le cas dans les fables avec un chien, celui-ci est ici confronté à son maître, un villageois. Et comme c’est généralement le cas, il est caractérisé par la fonction qu’il occupe. Néanmoins, le terme est en fait ici à mettre au pluriel, car ce sont pas moins de trois rôles différents que son propriétaire lui demande de remplir – c’est bien d’ailleurs tout le problème.
Dans les premières strophes, l’auteur commence par exposer la situation : un villageois présenté comme « aisé » mais « économe » vient de faire l’acquisition d’un chien et lui ordonne d’effectuer trois tâches en parallèle. Ce dernier doit donc à la fois garder la maison, cuire le pain et arroser le verger.
Évidemment, cela paraît pour le moins saugrenu. D’ailleurs, Krylov pousse même l’originalité jusqu’à imaginer la réflexion de son lecteur et à lui faire expliquer pourquoi le début de cette histoire paraît absurde : un chien peut garder une maison, mais il ne peut pas faire la cuisine ou arroser.
Fait rare dans une fable, l’auteur s’exprime à son tour à la première personne pour préciser son propos. « L’intention n’est point le fait », explique-t-il : il n’a pas dit que ce chien, nommé Barbos comme dans bon nombre de ses fables, s’est effectivement acquitté de ces trois missions, mais que c’est ce qui lui a été demandé.
En réponse à la demande de son maître de remplir trois rôles à la fois, il commence par exiger de toucher un salaire triple, sans se soucier du fait que l’argent qui lui serait ainsi donné pourrait manquer à d’autres. L’utilisation des mots « emplois » et « somme » permet à l’auteur de dresser un parallèle très explicite avec les humains et la façon dont certains se comportent.
Le lendemain, le maître part passer la journée à la foire. À son retour, il constate que le pain n’est pas cuit et que le jardin n’est pas arrosé. Pire : Barbos a eu le toupet de vider les réserves alimentaires du grenier. Furieux, il ne manque pas de couvrir d’injures son animal. Toutefois, c’est ce dernier qui a le dernier mot, expliquant tout simplement que s’il garde la maison, il ne peut pas arroser le jardin ; s’il arrose le jardin, il ne peut pas cuire le pain ; s’il est en train de cuire le pain, il ne peut pas garder la maison. Autrement dit, s’il doit cumuler plusieurs fonctions, il ne peut en réalité en exercer aucune.
Krylov joue ici avec le fait que les chiens sont le plus souvent présentés dans les fables au travers de la fonction qu’ils occupent auprès de leur propriétaire (la garde, la chasse ou la protection des troupeaux). Il utilise son personnage principal de manière allégorique pour dénoncer l’absurdité de la démarche consistant à demander à une même personne toutes sortes de tâches impossibles à assumer en même temps. On peut d’ailleurs supposer que cela revient à critiquer le cumul des fonctions ou mandats, que l’auteur semble associer à l’égoïsme et à la cupidité.