« Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov (1843)

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Portrait du fabuliste Ivan Krylov auteur de « Le Villageois et le chien »

Texte de la fable « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov

Économe parfait, propriétaire aisé,

Un villageois, prenant un chien à son service,

Avait été pourtant assez malavisé

Pour en exiger triple office : Garder le seuil de la maison,

Cuire au four le pain du ménage,

Puis au verger, dans la saison, Donner ses soins à l'arrosage.

À d'autres ! direz-vous, lecteur,

Vous radotez de belle sorte ! Que votre chien garde la porte.

On le conçoit ; mais, cher auteur,

Vit-on jamais la gente canine

Arroser au jardin ou chauffer la cuisine ?

— Lecteur, ai-je affirmé que Barbos l'avait fait ?

Non. J'ai dit qu'il le devait faire :

L'intention n'est point le fait ;

C'est tout en cela qu'est l'affaire.

Cumulant trois emplois, tout d'abord notre chien.

Voulut toucher aussi somme trois fois plus forte.

Puisque Barbos s'en trouvait bien,

Qu'un autre en fût lésé, qu'importe !

 

Tout bien conclu, le lendemain,

Pour s'égayer un peu, se promener et boire,

Le maître, rassuré, se rendait à la foire.

Le soir, de son logis il reprend le chemin

Et chez lui fait sa ronde. Mécompte effroyable !

Pas de pain ! Le verger n'était point arrosé,

Et tout dans le grenier était dévalisé !

Il jette, il brise tout, jure, se donne au diable ;

Versant l'injure à flots sur l'indigne animal,

En vain il cherche à le confondre ;

Barbos à tout reproche, avec sang-froid égal,

Avait toujours mot à répondre :

S'il gardait la maison, n'en pouvant pas bouger.

Il ne pouvait dès lors arroser le verger ;

S'il allait au verger, comment pourrait-il cuire ?

Enfin, pour dernière raison,

S'il cuisait, on peut en induire

Qu'il ne gardait pas la maison.

 

(Traduction : Charles Parfait)

Explication et signification de la fable « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov

« Le Villageois et le chien » est un poème d’Ivan Krylov (1769-1844), généralement considéré comme le plus grand fabuliste russe. Cette histoire originale et pleine d’une joyeuse ironie porte le numéro 14 dans le livre X de ses Fables, publié en 1843.

 

Comme c’est souvent le cas dans les fables avec un chien, celui-ci est ici confronté à son maître, un villageois. Et comme c’est généralement le cas, il est caractérisé par la fonction qu’il occupe. Néanmoins, le terme est en fait ici à mettre au pluriel, car ce sont pas moins de trois rôles différents que son propriétaire lui demande de remplir – c’est bien d’ailleurs tout le problème.

 

Dans les premières strophes, l’auteur commence par exposer la situation : un villageois présenté comme « aisé » mais « économe » vient de faire l’acquisition d’un chien et lui ordonne d’effectuer trois tâches en parallèle. Ce dernier doit donc à la fois garder la maison, cuire le pain et arroser le verger.

 

Évidemment, cela paraît pour le moins saugrenu. D’ailleurs, Krylov pousse même l’originalité jusqu’à imaginer la réflexion de son lecteur et à lui faire expliquer pourquoi le début de cette histoire paraît absurde : un chien peut garder une maison, mais il ne peut pas faire la cuisine ou arroser.

 

Fait rare dans une fable, l’auteur s’exprime à son tour à la première personne pour préciser son propos. « L’intention n’est point le fait », explique-t-il : il n’a pas dit que ce chien, nommé Barbos comme dans bon nombre de ses fables, s’est effectivement acquitté de ces trois missions, mais que c’est ce qui lui a été demandé.

 

En réponse à la demande de son maître de remplir trois rôles à la fois, il commence par exiger de toucher un salaire triple, sans se soucier du fait que l’argent qui lui serait ainsi donné pourrait manquer à d’autres. L’utilisation des mots « emplois » et « somme » permet à l’auteur de dresser un parallèle très explicite avec les humains et la façon dont certains se comportent.

 

Le lendemain, le maître part passer la journée à la foire. À son retour, il constate que le pain n’est pas cuit et que le jardin n’est pas arrosé. Pire : Barbos a eu le toupet de vider les réserves alimentaires du grenier. Furieux, il ne manque pas de couvrir d’injures son animal. Toutefois, c’est ce dernier qui a le dernier mot, expliquant tout simplement que s’il garde la maison, il ne peut pas arroser le jardin ; s’il arrose le jardin, il ne peut pas cuire le pain ; s’il est en train de cuire le pain, il ne peut pas garder la maison. Autrement dit, s’il doit cumuler plusieurs fonctions, il ne peut en réalité en exercer aucune.

 

Krylov joue ici avec le fait que les chiens sont le plus souvent présentés dans les fables au travers de la fonction qu’ils occupent auprès de leur propriétaire (la garde, la chasse ou la protection des troupeaux). Il utilise son personnage principal de manière allégorique pour dénoncer l’absurdité de la démarche consistant à demander à une même personne toutes sortes de tâches impossibles à assumer en même temps. On peut d’ailleurs supposer que cela revient à critiquer le cumul des fonctions ou mandats, que l’auteur semble associer à l’égoïsme et à la cupidité.

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chien dans les fables
  2. Page 2 : « Les Deux Chiens », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  3. Page 3 : « Les Chiens affamés », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  4. Page 4 : « Le Chien endormi et le Loup », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  5. Page 5 : « Le Chien qui porte de la viande », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  6. Page 6 : « Les Chiens réconciliés avec les Loups », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  7. Page 7 : « Le Loup et le Chien », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  8. Page 8 : « La Brebis, le Chien et le Loup », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  9. Page 9 : « Le Chien fidèle », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  10. Page 10 : « Le Chien et le Crocodile », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  11. Page 11 : « Le Loup et le Chien », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  12. Page 12 : « Les Ambassadeurs des chiens et Jupiter », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  13. Page 13 : « Le Chien et le Chasseur », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  14. Page 14 : « Le Chien et la Brebis », de Marie de France (vers 1175)
  15. Page 15 : « Le Chien et la Puce », de Léonard de Vinci (vers 1490)
  16. Page 16 : « Le vieux Chien et son Maître », de Gilles Corrozet (1542)
  17. Page 17 : « Le Loup et le Chien », de Jean de La Fontaine (1668)
  18. Page 18 : « Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre », de Jean de La Fontaine (1668)
  19. Page 19 : « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière (1671)
  20. Page 20 : « Les deux Chiens et l’Âne mort », de Jean de La Fontaine (1678)
  21. Page 21 : « Le Loup et le Chien maigre », de Jean de La Fontaine (1678)
  22. Page 22 : « Le Chien à qui on a coupé les oreilles », de Jean de La Fontaine (1678)
  23. Page 23 : « Le Chien trompé », de Charles Perrault (1699)
  24. Page 24 : « Le Chien de berger et le Loup », de John Gay (1727)
  25. Page 25 : « Le Chien couchant et la Perdrix », de John Gay (1727)
  26. Page 26 : « Le Roquet, le Cheval et le Chien de chasse », de John Gay (1727)
  27. Page 27 : « Les Deux Chiens », de Christian Fürchtegott Gellert (1746)
  28. Page 28 : « Le Chien et le Chasseur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  29. Page 29 : « Le Vieux Chien et le Vieux Serviteur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  30. Page 30 : « Le Maître et le Chien », d’Ignacy Krasicki (1779)
  31. Page 31 : « Le Chien et le Crocodile », de Félix María Samaniego (1781)
  32. Page 32 : « L’Aveugle et son Chien », de Jacques Cazotte (1788)
  33. Page 33 : « Le Chien et le Chat », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  34. Page 34 : « La Brebis et le Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  35. Page 35 : « Le Petit Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  36. Page 36 : « L’Éléphant et le Carlin », d’Ivan Krylov (1815)
  37. Page 37 : « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov (1843)
  38. Page 38 : « Le Chien et le Loup », de Léon Tolstoï (1875)
  39. Page 39 : « Le Loup et les deux Bassets », de Léon-Pamphile Le May (1882)
  40. Page 40 : « Le Chien pelé », de Jean Anouilh (1962)
  41. Page 41 : « Le Lévrier », de Jean Anouilh (1962)