Quelque seigneur avait ung Chien bien vieutx
Qui fut jadis de tous chassant le mieulx ;
Mais par vietllesse il fut tant afoibly
Qu’il avait mis toute chasse en oubly.
Ses piedz sont leniz et tardifz a la chasse,
Et toutesfois son maistre le menasse ;
Mais c’est en vain, le maistre a beau parler,
Le pauvre Chien n’a puissance d'aller.
Ung jour aux champs laisse eschapper la beste,
Parquoy luy feit son maistre grand moleste,
Et le batit de parolle et de coups,
Dont se complainct le Chien ainsi secoux,
En luy disant : « Seigneur, que penses tu ?
Je suis trop vieulx, je n’ay plus de vertu:
Pardonne donc a ma pauyre vieillesse,
Tu ne m’as pas ainst faict en jeunesse.
« Las ! je voy bien qu’à present suis destruict ;
Rien ne te plaist sil n’y a quelque fruict ;
Tu mas aymé en jeunesse fertille,
Et tu me hays en vieillesse inutille.
« Ton amour donc et son commencement
Tu mis en moy pour ton avancement,
Et, quand j’ay eu mon aage ainsi passé,
Je suis de toy tresmal recompensé. »
« Le Vieux Chien et son Maître » est un poème de l’éditeur et homme de lettres français Gilles Corrozet. Elle figure parmi les 100 fables de son recueil Les Fables du très ancien Ésope Phrygien premièrement escriptes en Graec et depuis mises en rhitme françoise, publié en 1542.
En dépit de ce qu’indique le titre de l’ouvrage, c’est en l’occurrence chez le fabuliste latin Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) que Corrozet puise son inspiration, et non chez son prédécesseur grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.). Il s’appuie en effet sur une fable succincte intitulée « Le Chien et le Chasseur », qu’il s’attèle à développer en décasyllabes à rimes plates.
Ici comme chez Phèdre, un vieux chien se trouve confronté à son maître. Autrefois agile et très talentueux dans son rôle de chasseur, le voilà désormais affaibli par l’âge, au point de ne plus forcément être en mesure de suivre les ordres qui lui sont donnés. D’ailleurs, comme chez Phèdre, il laisse échapper une bête ; en plus d’être réprimandé, il subit alors des coups.
L’animal argumente alors longuement pour plaider sa cause et pointer du doigt le comportement injuste et égoïste de son maître. Humblement, il lui fait remarquer que l’amour qu’il lui portait était intéressé : il l’aimait lorsqu’il était jeune et utile, mais le déteste maintenant qu’il est vieux et inutile. Hypocrite, le maître ne s’intéressait donc à lui que quand il pouvait l’exploiter.
L’histoire de ce vieux chien témoignant des traitements injustes que peuvent recevoir les humains ou les animaux quand ils deviennent âgés ne comporte pas de morale. À l’instar de Phèdre, Corrozet a sans doute jugé que le récit est assez parlant pour qu’il soit possible de s’en passer.