Le jeune homme occupé de son brillant mérite,
Sur tous également exerce son esprit ;
Il éclabousse amis, hors de toute limite,
Et rend son ennemi le sot et l'érudit.
Or, il faut bien le dire, aux salons, à la guerre,
La race fanfaron est race un peu vipère ;
Notre présomptueux trouvera tôt ou tard
Qu' à jour donné se paye un vieux brocard,
Soit par quelque sanglante injure,
Soit quelquefois même en nature.
De village un petit Roquet
Issu d'une race hargneuse,
Possesseur d'un petit fausset,
Croyant avair la voix de Première Amoureuse,
Importunait de son caquet
Des voyageurs la gent aventureuse.
Entendait-il trotter au loin
Que subito de dresser les oreilles,
De harceler de son affreux tintouin
Le sabot du cheval comme un essaim d'abeilles.
Or, il arriva certain jour,
Très malheureux pour lui, que s'avançant à l'amble
Un Cheval apparut Le Roquet vient autour,
Aboie, aboie, aboie, on eut dit un ensemble
De chiens hargneux à leur proie acharnés ;
Du mépris, le Cheval passant à la colère,
De ses deux fers damasquinés
Lui flanque une ruade, et le jette en arrière,
Et le Cheval en paix reprend son doux train-train.
Témoin du fait, un Chien de berger dit soudain :
Quand fats veulent parler, ils excitent la haine,
Ou la colère, ou le mépris ;
Si le bon sens t'eut fait moins mal-appris,
Tout bêtement ainsi tu ne perdrais haleine ! ”
(Traduction Jean-Baptiste François Ernest de Chatelain, dit Chevalier de Chatelain)
« Le Roquet, le cheval et le chien de chasse » est une œuvre du poète et dramaturge britannique John Gay (1685-1732). Elle porte le numéro 46 dans le premier volume de ses Fables, publié en 1727.
Ses premières strophes correspondent à un long commentaire théorique sur la vanité. D’après l’auteur, les jeunes hommes qui se montrent présomptueux en étalant leur savoir se font des ennemis tant chez les personnes stupides que chez les personnes instruites, et finissent toujours pas être punis d’une manière ou d’une autre pour leur comportement.
L’histoire qui suit illustre cette théorie. Son héros est un roquet, c'est-à-dire un petit chien ayant tendance à aboyer de manière intempestive : « issu d’une race hargneuse », il possède une voix de « fausset », c'est-à-dire très aigue, que l’auteur ne se prive pas de décrire comme désagréable. On comprend facilement que c’est lui qui va incarner le jeune vaniteux, d’autant qu’on apprend plus loin qu’il est convaincu d’avoir une belle voix et qu’il importune avec ses aboiements tous les voyageurs qui passent sur la route.
Ce qui devait arriver finit par se produire : un jour, un cheval agacé lui donne un coup de sabot avant de poursuivre son chemin comme si de rien n’était.
Intervient alors le troisième personnage évoqué dans le titre : un sage chien de berger qui, pour sa part, est supposé n’aboyer qu’à bon escient afin de mener ou protéger les troupeaux. C’est lui qui formule la morale de l’histoire : quand les « fats », c'est-à-dire les personnes qui se montrent prétentieuses de façon un peu ridicule, s’expriment, ils suscitent « la haine, ou la colère ou le mépris ». Ainsi, le roquet aurait pu éviter cette humiliation en faisant preuve de davantage de bon sens et en se montrant plus courtois.
Selon toute vraisemblance, cette histoire originale est la première où apparaît un type spécifique de chien caractérisé non pas par la fonction qu’il occupe, mais par sa taille et son comportement : le roquet, un petit chien hargneux utilisé comme figure allégorique de la vanité et de l’arrogance. John Gay fait des émules : l’idée est reprise par plusieurs fabulistes après lui, notamment le Français Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) dans sa fable « Le Petit Chien » (1792), ou encore le Russe Ivan Krylov (1769-1844) dans « L’Éléphant et le carlin » (1815).