« Le Pouvoir du chien », de Rudyard Kipling (1909)

Un portrait en noir et blanc de Rudyard Kipling

Texte du poème « Le Pouvoir du chien »

There is sorrow enough in the natural way

From men and women to fill our day;

And when we are certain of sorrow in store,

Why do we always arrange for more?

Brothers and Sisters, I bid you beware

Of giving your heart to a dog to tear.

 

Buy a pup and your money will buy

Love unflinching that cannot lie—

Perfect passion and worship fed

By a kick in the ribs or a pat on the head.

Nevertheless it is hardly fair

To risk your heart for a dog to tear.

 

When the fourteen years which Nature permits

Are closing in asthma, or tumour, or fits,

And the vet’s unspoken prescription runs

To lethal chambers or loaded guns,

Then you will find—it’s your own affair—

But… you’ve given your heart to a dog to tear.

 

When the body that lived at your single will,

With its whimper of welcome, is stilled (how still!).

When the spirit that answered your every mood

Is gone—wherever it goes—for good,

You will discover how much you care,

And will give your heart to a dog to tear.

 

We’ve sorrow enough in the natural way,

When it comes to burying Christian clay.

Our loves are not given, but only lent,

At compound interest of cent per cent.

Though it is not always the case, I believe,

That the longer we’ve kept ’em, the more do we grieve:

For, when debts are payable, right or wrong,

A short-time loan is as bad as a long—

So why in—Heaven (before we are there)

Should we give our hearts to a dog to tear?

Traduction en français du poème « Le Pouvoir du chien »

À chaque jour suffit amplement le chagrin

Que vaut à tous les hommes leur amour du prochain;

Pourquoi donc en dépit de cette certitude

Voulons-nous ajouter à notre servitude?

Croyez-moi, ça ne mène à rien

De trop s'attacher à un chien.

 

Acheter un chiot vous rend propriétaire

D'un amour absolu parfaitement sincère

Une passion totale. Vous payez votre dette

D'un coup de pied dans les côtes, d'une tape sur la tête

Pourtant ce n'est vraiment pas bien

De trop s'attacher à un chien.

 

Quand l'asthme ou la tumeur, ou le spasme clôture

Le laps de quatorze ans qu'accorde la nature,

Que le vétérinaire tacitement prescrit

La piqûre mortelle ou coup de fusil,

Vous sentez la force des liens

Qui vous attachaient à ce chien.

 

Lorsqu'à jamais se taisent les abois d'amitié

De celui qui faisait vos quatre volontés,

Lorsque vous abandonne définitivement

Celui qui partageait votre humeur du moment,

Vous recommencez néanmoins

De vous attacher à un chien.

 

Nous avons largement notre part de chagrin

Quand il s'agit de mettre en terre notre prochain,

L'amour n'est pas donné, mais prêté seulement:

L'intérêt composé se monte à cent pour cent.

La douleur que cause la mort d'un être aimé

N'est pas fonction du temps passé à ses côtés ;

Lorsque vient le moment de payer l'échéance,

La durée de l'emprunt a bien peu d'importance.

Quand renoncerons-nous enfin

À nous attacher à un chien ?

Informations sur l'auteur et explications

Le poème « Le pouvoir du chien » (« The Power of the Dog » en version originale) fut publié pour la première fois dans le recueil de nouvelles Actions et Réactions (Actions and Reactions), en 1909. Son célèbre auteur, le Britannique Rudyard Kipling (1865-1936), est resté dans les mémoires pour ses romans jeunesse (à commencer par Le Livre de la jungle…), ses nouvelles (en particulier « L’homme qui voulut être roi »), mais aussi ses poèmes (le plus connu étant sans doute « Tu seras un homme, mon fils »). En 1907, à l’âge de 41 ans, il fut le premier lauréat de langue anglaise à recevoir le prix Nobel de littérature – et aussi le plus jeune, record qu’il détient encore à ce jour.

 

Kipling écrivit beaucoup sur les animaux, et notamment sur les chiens, qu’il affectionnait particulièrement - il en posséda d’ailleurs plusieurs. Il leur consacra même un roman entier : Ce chien, ton serviteur (1930), qui narre l’histoire d’une famille à travers les yeux de Botte, son Fox Terrier.

 

Le contexte exact qui inspira la composition du « Pouvoir du chien » demeure mystérieux, mais il semble évident que ce texte fut écrit à la suite d’une ou plusieurs expériences personnelles douloureuses liées à la mort d’un chien. Comme souvent, la poésie apparaît comme l’expression cathartique du chagrin de l’auteur et un moyen pour lui d’exprimer l’attachement qu’il avait pour son animal.

 

Le poème est composé de quatre strophes de six vers, et d’une cinquième de dix vers. Chacune se termine par la répétition d’une expression qui prend des allures de refrain : « to give (ou to risk) your heart to a dog to tear », traduit en français par « trop s’attacher à un chien ».

 

Après avoir médité dans la première strophe sur la nature douloureuse du monde et s’être interrogé sur la nécessité d’accroître encore cette douleur en s’attachant à un chien, le poète poursuit dans la deuxième strophe en faisant l’éloge de l’amour pur et inconditionnel que cet animal porte à son propriétaire - une loyauté que même un « coup de pied dans les côtes » ne saurait altérer.

 

Les deux strophes qui suivent évoquent le douloureux moment de la mort d’un chien, après le bref « laps de quatorze ans qu’accorde la nature ». D’après le poète, c’est seulement à ce moment-là que le maître prend la pleine mesure du bonheur qu’il trouvait dans sa relation avec son compagnon.

 

La dernière strophe est une réflexion sur l’amour et la durée : « La douleur que cause la mort d’un être aimé / N’est pas fonction du temps passé à ses côtés. » Les chiens ne vivent que peu de temps en comparaison de leurs humains, mais l’amour que ces derniers leur portent n’en est pas moins fort pour autant : d’où l’intensité de la souffrance ressentie quand il faut en faire le deuil.

 

Ce poème est ainsi une méditation sur la nature douce-amère de l’amour que l’on peut porter à un chien, les joies que ce dernier apporte et l’inévitable tristesse que la brièveté de son existence implique. Rudyard Kipling ne se contente pas de décrire cet amour : il en fait l’éloge, révélant le pouvoir qu’il a d’enrichir tout autant que de dévaster. En effet, posséder un représentant de la gent canine permet de partager de formidables moments de joie, mais implique aussi de s’exposer à des souffrances. Cela dit, les doutes de Kipling relèvent à l’évidence de la question rhétorique : l’amour qu’il décrit en vaut manifestement la peine, et justifie de ne pas renoncer à s’attacher à un chien.

Dernière modification : 06/27/2025.