La vanité nous rend aussi dupes que sots.
Je me souviens, à ce propos,
Qu’au temps jadis, après une sanglante guerre,
Où, malgré les plus beaux exploits,
Maint lion fut couché par terre,
L’éléphant régna dans les bois.
Le vainqueur, politique habile,
Voulant prévenir désormais
Jusqu’au moindre sujet de discorde civile,
De ses vastes états exila pour jamais
La race des lions, son ancienne ennemie.
L’édit lut proclamé. Les lions, affaiblis,
Se soumettant au sort qui les avait trahis,
Abandonnent tous leur patrie.
Ils ne se plaignent pas, ils gardent dans leur cœur
Et leur courage et leur douleur.
Un bon vieux petit chien, de la charmante espèce
De ceux qui vont portant jusqu’au milieu du dos
Une toison tombant à flots,
Exhalait ainsi sa tristesse :
Il faut donc vous quitter, ô pénates chéris !
Un barbare, à l’âge où je suis,
M’obliger à renoncer aux lieux qui m’ont vu naître.
Sans appui, sans secours, dans un pays nouveau,
Je vais, les yeux en pleurs, demander un tombeau,
Qu’on me refusera peut-être.
O tyran, tu le veux ! Allons, il faut partir.
Un barbet l’entendit : touché de sa misère,
Quel motif, lui dit-il, peut t’obliger à fuir ?
— Ce qui m’y force ? Ô ciel ! Et cet édit sévère
Qui nous chasse à jamais de cet heureux canton !….
— Nous ? — Non pas vous, mais moi. — Comment ! toi, mon cher frère ?
Qu’as-tu donc de commun ?…. — Plaisante question !
Eh ! ne suis-je pas un lion ?
Œuvre de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), souvent considéré comme le plus grand fabuliste français du 18ème siècle, « Le Petit Chien » porte le numéro 10 dans le livre V de son recueil Fables, publié en 1792.
Comme l’indique son titre, le personnage principal de cette histoire est un chien de petite taille – un détail qui a son importance, alors qu’il côtoie dans le récit rien moins que des lions et des éléphants. Il est également confronté dans le dialogue qui marque la fin du récit à un congénère qui lui est de taille moyenne : un Barbet, une des races de chien françaises les plus anciennes.
La fable débute par la morale, qui fait comprendre le défaut que ce petit chien va incarner : la vanité.
Vient ensuite l’histoire, narrée dans une alternance d’octosyllabes et d’alexandrins. Florian commence par introduire le contexte en humanisant les animaux, notamment par l’usage d’un vocabulaire politique : « politique », « discorde civile », etc. Il évoque ainsi dans la deuxième strophe une guerre des « temps jadis » opposant les lions et les éléphants. Les premiers en sortent vainqueurs, et obligent les seconds à s’exiler. Vaincus mais fiers, ces derniers finissent donc par abandonner leur « patrie » sans protester.
C’est là qu’apparaît le petit chien, animal « charmant » selon l’auteur, qui porte sur lui un regard empreint d’une certaine tendresse (« un bon vieux petit chien ») et précise qu’il arbore un pelage « tombant à flots » - ce qui n’est pas sans rappeler celui d’un lion.
Alors que les lions s’en vont dignement sans émettre la moindre plainte, le petit chien se lamente sur son sort, se plaignant de devoir lui aussi quitter sa terre natale.
Apparaît alors le personnage du Barbet qui, aussi surpris que le lecteur, l’interroge sur les raisons pour lesquelles il doit lui aussi s’exiler. L’incompréhension se prolonge un certain temps, car le petit chien expose alors son point de vue en expliquant que c’est à cause de l’édit « qui nous chasse ». Le Barbet, en tant que représentant de la même espèce, semble perplexe face à ce « nous » - il n’a probablement pas eu écho du fait que les chiens seraient eux aussi condamnés à l’exil. Son interlocuteur lui répond toutefois qu’il n’est pas concerné, et que lui seul doit fuir, concluant par un propos qui explicite clairement qu’en fait, il se prend pour un lion.
Cette œuvre est très représentative d’une tendance nouvelle que l’on observe à partir du 18ème siècle dans les fables avec un chien : la présence de représentants de la gent canine caractérisés non par le rôle qu’ils remplissent, mais par leur gabarit. Plus précisément, un spécimen de petite taille est parfois utilisé par les auteurs pour incarner la vanité ou la vantardise. C’est le cas par exemple chez le célèbre fabuliste britannique John Gay (1685-1732) avec la fable « Le Roquet, le cheval et le chien de chasse » (1727), ou plus tard chez le fabuliste russe Ivan Krylov (1769-1844) avec « L’Éléphant et le carlin » (1815).