Deux bassets, descendant de la même lignée
Et remontant jusqu’aux anciens,
Deux frères, je dirais, s’ils n’avaient été chiens,
Trottinaient le nez bas, la mine rechignée,
À travers bois et champs, pour chasser le blaireau
Et tous ces beaux rongeurs qui font basse-cour nette.
Ils venaient d’en laisser plus d’un sur le carreau,
À plus d’un ils venaient de donner la venette
Quand ils virent un loup
Accourir tout à coup.
— Vils bassets, hurlait-il de loin, je me fais gloire
De vous croquer tous deux
En deux coups de mâchoire !
— Montrez donc, maître loup, votre museau hideux,
Répondirent les chiens de chasse,
En s’élançant avec audace
Vers l’habitant des bois.
Quand le loup vit les chiens s’élancer à la fois
Il s’arrêta.
— Songeons, se dit-il, à la force
Qu’ils trouvent dans leur union,
Et changeons notre plan. Sous une rude écorce
Il vaut mieux sembler doux, c’est notre opinion.
— Je connais ta valeur, elle est incontestable,
Et j’ai regret de mon emportement —
Affirme-t-il bientôt, avec serment,
À celui des deux chiens qui paraît plus traitable —
Mais laisse-moi donner une leçon
De ma façon
Au malappris qui m’a jeté l’injure ;
Ce sera court, je te le jure.
Le chien vanté s’éloigne aussitôt quelque peu,
Et l’autre est dévoré malgré tout son courage.
— Maintenant, dit le loup, finissons notre ouvrage ;
Ce que j’ai fait n’était qu’un jeu,
Mon ami, ne vous en déplaise.
Et, tombant sur le traître, il l’égorge à son aise.
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Ô mes concitoyens qui luttez pour le droit,
Je voudrais vous faire comprendre
Qu’en restant divisés vous vous ferez surprendre
Par notre ennemi plus adroit !
« Le Loup et les deux Bassets » est une fable écrite par l’homme de lettres québécois Léon-Pamphile Le May (1837-1918). Poète, romancier et conteur, ce dernier est surtout resté dans les mémoires pour ses Contes vrais, parus en 1899. Toutefois, il est également l’auteur d’un recueil de 105 Fables canadiennes, publié en 1882 et qui s’ouvre sur ce poème, le premier du livre I.
Cette histoire originale est rédigée dans un style proche de celui du fabuliste français Jean de La Fontaine (1621-1695), alternant récit et dialogues dans une métrique hétérogène qui contribue au dynamisme de la narration.
Le poète canadien commence par présenter les personnages principaux : deux bassets (un type de chiens de chasse) issus de la même lignée, décrits comme étant en quelque sorte « frères ».
Alors qu’ils sont occupés à chasser, ils se retrouvent soudain face à un de leurs cousins canidés : un loup, qui en l’occurrence les provoque en les qualifiant de « vils » et en menaçant de les dévorer. Loin de se laisser impressionner, les deux compères répondent à l’injure en disant au loup que son museau est « hideux » et en s’élançant ensemble vers lui.
Redoutant « la force » que leur procure le fait d’être unis, leur adversaire décide de ruser en changeant de stratégie, optant pour celle de la division. Choisissant celui des deux qui paraît le plus « traitable », c'est-à-dire le plus conciliant, il s’excuse auprès de lui de s’être emporté, et se met à le complimenter. Il affirme ensuite qu’il souhaite donner une leçon à l’autre basset pour l’avoir insulté.
Le chien flatté s’éloigne alors un peu de son congénère, qui malgré son courage se fait alors dévorer par le loup… avant que le « traître » ne connaisse le même sort.
Les deux compères représentent donc des traits de personnalité contradictoires : le courage pour l’un, la traîtrise pour l’autre. En ce sens, Pamphile Le May s’inscrit pleinement dans la tradition de l’image ambivalente du chien dans les fables depuis l’Antiquité.
Il fait par ailleurs suivre son histoire d’une morale aux accents très politiques, expliquant que la division est une faiblesse que les ennemis de ceux qui luttent « pour le droit » savent exploiter.
Contrairement à de nombreuses autres fables de l’époque, « Le Loup et les deux Bassets » n’est pas directement inspirée d’une histoire de l’Antiquité. On peut toutefois la rapprocher d’une fable du Grec Ésope (7ème et 6ème siècles avant J.-C.) intitulée « Les Chiens réconciliés avec les Loups », dans laquelle des représentants de la gent canine se retrouvent également victimes de la ruse d’un loup et où il est également question de traîtrise, bien qu’elle s’y fasse en l’occurrence au détriment de l’Homme.