Autrefois Carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire ;
On le mit dans la poêle à frire.
Je fis voir que lâcher ce qu'on a dans la main,
Sous espoir de grosse aventure,
Est imprudence toute pure.
Le Pêcheur eut raison ;
Carpillon n'eut pas tort.
Chacun dit ce qu'il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que j'appuie
Ce que j'avançai lors de quelque trait encor.
Certain Loup, aussi sot que le pêcheur fut sage,
Trouvant un Chien hors du village,
S'en allait l'emporter ; le Chien représenta
Sa maigreur : Jà ne plaise à votre seigneurie
De me prendre en cet état-là ;
Attendez, mon maître marie
Sa fille unique. Et vous jugez
Qu'étant de noce, il faut, malgré moi que j'engraisse.
Le Loup le croit, le Loup le laisse.
Le Loup, quelques jours écoulés,
Revient voir si son Chien n'est point meilleur à prendre.
Mais le drôle était au logis.
Il dit au Loup par un treillis :
Ami, je vais sortir. Et, si tu veux attendre,
Le Portier du logis et moi
Nous serons tout à l'heure à toi.
Ce Portier du logis était un Chien énorme,
Expédiant les Loups en forme.
Celui-ci s'en douta. Serviteur au portier,
Dit-il ; et de courir. Il était fort agile ;
Mais il n'était pas fort habile :
Ce Loup ne savait pas encor bien son métier.
« Le Loup et le Chien maigre » est un poème du célèbre fabuliste français Jean de La Fontaine (1621-1695). Il porte le numéro 10 dans le livre IX du deuxième tome de ses Fables, qui parut en 1678.
Comme à son habitude, le grand conteur qu’est La Fontaine y fait alterner la métrique (alexandrins et octosyllabes), les styles de rimes et les dialogues direct et indirect pour donner de la vivacité à son récit.
Ce dernier commence par une évocation d’une autre de ses œuvres, figurant pour sa part dans le livre V du premier volume du recueil, intitulée « Le Petit Poisson et le Pêcheur » et inspirée elle-même d’une fable du Grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.) : « Le Pêcheur et le Picarel ». Dans cette histoire, un « carpillon » (bébé carpe) qui vient d’être pêché tente de sauver sa peau en arguant qu’il est trop petit pour être mangé : il essaie de convaincre le pêcheur de le relâcher pour le repêcher quand il aura grandi. Toutefois, ce dernier répond que « un Tien vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l'auras », et le met dans la poêle à frire.
Le propos clôturant ce premier récit est aussi la morale de la fable à venir : « Chacun dit ce qu’il peut pour défendre sa vie ». Toutefois, alors que le carpillon ne réussit pas à sauver la sienne, le chien maigre et rusé du récit qui suit, également inspiré d’une fable d’Ésope (« Le Chien endormi et le Loup »), y parvient pour sa part, après s’être retrouvé dans une situation assez similaire. Il y a toutefois une différence majeure : il le fait non en argumentant, mais en mentant.
Il faut souligner aussi que, contrairement au carpillon, il se retrouve face à un adversaire qui ne brille pas par son intelligence : un loup « aussi sot que le pêcheur fut sage ». C’est d’ailleurs plus sur l’erreur de celui-ci que sur la réussite du chien que l’auteur insiste, contrairement à Ésope.
Comme chez ce dernier, le chien met en avant sa maigreur et recommande au loup d’attendre des noces organisées par son maître, qui lui donneront l’occasion d’engraisser. « Le Loup le croit, le Loup le laisse », explique alors le narrateur dans un vers resté célèbre pour sa régularité et cette allitération en « l ».
Quelque temps plus tard, le loup revient chercher son butin. Le chien de La Fontaine est encore plus prudent que celui d’Ésope : non seulement il s’est mis à l’abri, mais en plus il a fait en sorte d’être protégé par un congénère des plus imposants. D’ailleurs, il n’hésite pas à faire croire au loup qu’il va sortir, dans l’objectif de précipiter en fait sur lui son défenseur pour que ce dernier le réduise en charpie. Le loup finit par comprendre et s’enfuir. L’auteur ne se prive pas d’insister alors sur son erreur : « Il était fort agile ; / Mais il n'était pas fort habile : / Ce Loup ne savait pas encor bien son métier. »
Parvenant à sauver sa vie en mentant, le chien incarne donc ici à la fois la ruse et la prudence.
Cette fable est notamment reprise environ deux siècles plus tard par le célèbre écrivain russe Léon Tolstoï (1828-1910). Parue en 1888, sa version à lui s’intitule simplement « Le Chien et le Loup ».