Un lévrier avait des idées progressistes
Et tenait des propos brumeux,
Mais pleins de générosité sur la misère,
Au valet qui le promenait tous les matins.
C'était un animal fameux -
Selon le dire des héraldistes -
Qui descendait directement
D'un chien célèbre en
Angleterre.
Mais il ne prétendait s'en vanter nullement.
Pour rien au monde, il n'eût salué le carlin,
Qu'un autre valet le matin
Faisait pisser sur l'avenue...
Les deux hommes s'entendaient bien;
Se retrouvant tous deux à l'heure convenue
Ils discutaient de la belote à petits pas-Mais les chiens ne se parlaient pas.
Le lévrier, qui mettait de la complaisance
A compisser les réverbères
Après les chiens les plus vulgaires -
Reniflant quelquefois, galant,
Le derrière d'un chien errant -
Ne pouvait souffrir l'arrogance
Insolente du carlin.
«
Pour qui se prend-il donc, enfin ?
Disait-il.
Il a un grand nom ?
Bon.
J'en ai un aussi, je pense ?
Il a coûté une fortune ?
Bon.
Qu'est-ce que tout cela, au siècle où nous vivons,
Quand un chien a atteint la lune ?
Ce n'est pas le manteau de tissu écossais
Ni l'excellence du cuir de ma laisse
Qui me différencie des autres, c'est
Peut-être, si l'on veut,
Que je cours sensiblement mieux;
Que j'ai certaine noblesse
Dans la démarche, certaine grâce
Particulière à ma race.
Mais pourtant je ne suis qu'un chien
Moi aussi !
Et le fox du portier voisin -
Qui n'a de fox je l'avoue, le pauvre être,
Que les illusions de son maître -
Est mon ami.
Vous dirais-je (et je n'y mets aucune pose)
Que j'ai quelquefois plaisir à croquer,
Nos hommes étant occupés à bavarder,
Un os, dans une poubelle ?
Un os.
Mais oui, mon cher, un os!
C'est excellent.
Et puis tellement amusant
De le chercher du nez parmi les immondices!
Non, non. (Il redevenait grave tout à coup.)
Je suis sûr que la justice
Sociale est maintenant à la base de tout.
Fini le temps du toutou
A sa mémère !
Égaux devant la misère,
Afin qu'un jour nos enfants
Aient des lendemains triomphants... »
Il eût continué longtemps,
Soliloquant sur ce ton,
Fouillant artiste et amusé dans les ordures,
Si un vieux chien bâtard sans nom,
Qui y fouillait aussi cherchant sa nourriture,
Ne l'eût soudain à coups de dents
Fait déguerpir de son terrain de chasse.
Utilisant les vertus de sa race,
Notre lévrier prudent
Prit du champ.
Saignant du nez, un grand accroc à sa pelisse,
Derrière la porte aux deux battants cadenassés
Du luxueux immeuble, il glapissait :
«
C'est insensé!
En pleine avenue
Foch !
Que fait donc la police ?
Poème du dramaturge français Jean Anouilh (1910-1987), très inspiré dans son travail par les genres et les thèmes issus de l’Antiquité, « Le Lévrier » fut publié en 1962 dans un recueil regroupant l’ensemble de ses 41 fables et intitulé tout simplement Fables.
Comme « Le Chien pelé », qui la précède dans le recueil, ce texte a une dimension à la fois comique et politique. Son personnage principal est donc un lévrier, probablement de race, c’est-à-dire un animal à l’apparence sûrement nettement plus gracieuse que celui de la précédente fable. Et s’il rencontre sur son chemin différents chiens de race (ou du moins considérés comme tel par leurs propriétaires)», c’est à un « bâtard » qu’il se retrouve à la fin confronté.
Faisant alterner la métrique (comme d’ailleurs dans chacune de ses fables), Anouilh commence par le présenter, expliquant qu’il est le noble représentant d’une illustre lignée et qu’il se targue d’avoir des « des idées progressistes ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne s’entend pas avec le Carlin promené par le valet du voisin, à qui il reproche son arrogance. En effet, malgré ses origines, il aime se mêler à des congénères plus simples, y compris « les chiens les plus vulgaires ».
Anouilh fait alors parler son personnage. Comme le prétentieux Carlin, il a des origines prestigieuses et ses propriétaires ont dû dépenser « une fortune » pour l’acquérir. Néanmoins, tout en vantant ses qualités physiques et sa noblesse, il affirme qu’il se considère être un chien comme les autres, refusant tout mépris de classe.
Il illustre cette affirmation en expliquant être ami avec le Fox Terrier du voisin qui, à l’en croire, n’est pas en réalité un vrai chien de race. Il se vante également de fouiller dans les poubelles pour y chercher des os « parmi les immondices », comme n’importe quel vulgaire représentant de son espèce. Il va même jusqu’à se poser comme un représentant de la justice sociale, qui pour lui semble se résumer à l’idée d’être égaux devant la misère.
Mais alors que ce lévrier progressiste est justement en train de s’encanailler à fouiller dans une poubelle, il se fait mordre et chasser par un « chien bâtard sans nom » pour qui c’est sans doute la seule source de nourriture. Il s’enfuit alors en courant pour se réfugier dans le luxueux immeuble parisien de ses propriétaires.
La fable ne comporte pas de morale, mais Anouilh maîtrise parfaitement l’art de la chute, ici empreinte d’une ironie comique : le lévrier se plaint alors qu’une telle chose ait pu se produire dans son beau quartier et en appelle à la police.
Cette fable a ainsi une dimension très ironique et très politique : le lévrier y incarne l’hypocrisie et la stupidité de certains membres des classes supérieures qui sont idéalistes mais déconnectés des réalités, représentées pour leur part par le chien croisé.