« Le Lévrier », de Jean Anouilh (1962)

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Couverture du recueil Fables de Jean Anouilh publié en 1962

Texte de la fable « Le Lévrier », de Jean Anouilh

Un lévrier avait des idées progressistes

 

Et tenait des propos brumeux,

 

Mais pleins de générosité sur la misère,

 

Au valet qui le promenait tous les matins.

 

C'était un animal fameux -

 

Selon le dire des héraldistes -

 

Qui descendait directement

 

D'un chien célèbre en 

Angleterre.

 

Mais il ne prétendait s'en vanter nullement.

 

Pour rien au monde, il n'eût salué le carlin, 

Qu'un autre valet le matin 

Faisait pisser sur l'avenue... 

Les deux hommes s'entendaient bien; 

Se retrouvant tous deux à l'heure convenue 

Ils discutaient de la belote à petits pas-Mais les chiens ne se parlaient pas.

 

 

Le lévrier, qui mettait de la complaisance

 

A compisser les réverbères

 

Après les chiens les plus vulgaires -

 

Reniflant quelquefois, galant,

 

Le derrière d'un chien errant -

 

Ne pouvait souffrir l'arrogance

 

Insolente du carlin.

 

« 

Pour qui se prend-il donc, enfin ?

 

Disait-il. 

Il a un grand nom ?

 

Bon.

 

J'en ai un aussi, je pense ?

 

Il a coûté une fortune ?

 

Bon.

 

Qu'est-ce que tout cela, au siècle où nous vivons,

 

Quand un chien a atteint la lune ?

 

Ce n'est pas le manteau de tissu écossais

 

Ni l'excellence du cuir de ma laisse

 

Qui me différencie des autres, c'est

 

Peut-être, si l'on veut, 

Que je cours sensiblement mieux;

 

Que j'ai certaine noblesse

 

Dans la démarche, certaine grâce

 

Particulière à ma race.

 

Mais pourtant je ne suis qu'un chien

 

Moi aussi !

 

Et le fox du portier voisin -

 

Qui n'a de fox je l'avoue, le pauvre être,

 

Que les illusions de son maître -

 

 

 

Est mon ami.

 

Vous dirais-je (et je n'y mets aucune pose)

 

Que j'ai quelquefois plaisir à croquer,

 

Nos hommes étant occupés à bavarder,

 

Un os, dans une poubelle ?

 

Un os. 

Mais oui, mon cher, un os! 

C'est excellent.

 

Et puis tellement amusant

 

De le chercher du nez parmi les immondices!

 

Non, non. (Il redevenait grave tout à coup.)

 

Je suis sûr que la justice

 

Sociale est maintenant à la base de tout.

 

Fini le temps du toutou

 

A sa mémère !

 

Égaux devant la misère,

 

Afin qu'un jour nos enfants

 

Aient des lendemains triomphants... »

 

Il eût continué longtemps,

 

Soliloquant sur ce ton,

 

Fouillant artiste et amusé dans les ordures,

 

Si un vieux chien bâtard sans nom,

 

Qui y fouillait aussi cherchant sa nourriture,

 

Ne l'eût soudain à coups de dents

 

Fait déguerpir de son terrain de chasse.

 

Utilisant les vertus de sa race,

 

Notre lévrier prudent

 

Prit du champ.

 

Saignant du nez, un grand accroc à sa pelisse,

 

 

Derrière la porte aux deux battants cadenassés

 

Du luxueux immeuble, il glapissait :

 

« 

C'est insensé!

 

En pleine avenue 

Foch ! 

Que fait donc la police ?

Explication et signification de la fable « Le Lévrier », de Jean Anouilh

Poème du dramaturge français Jean Anouilh (1910-1987), très inspiré dans son travail par les genres et les thèmes issus de l’Antiquité, « Le Lévrier » fut publié en 1962 dans un recueil regroupant l’ensemble de ses 41 fables et intitulé tout simplement Fables.

 

Comme « Le Chien pelé », qui la précède dans le recueil, ce texte a une dimension à la fois comique et politique. Son personnage principal est donc un lévrier, probablement de race, c’est-à-dire un animal à l’apparence sûrement nettement plus gracieuse que celui de la précédente fable. Et s’il rencontre sur son chemin différents chiens de race (ou du moins considérés comme tel par leurs propriétaires)», c’est à un « bâtard » qu’il se retrouve à la fin confronté.

 

Faisant alterner la métrique (comme d’ailleurs dans chacune de ses fables), Anouilh commence par le présenter, expliquant qu’il est le noble représentant d’une illustre lignée et qu’il se targue d’avoir des « des idées progressistes ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne s’entend pas avec le Carlin promené par le valet du voisin, à qui il reproche son arrogance. En effet, malgré ses origines, il aime se mêler à des congénères plus simples, y compris « les chiens les plus vulgaires ».

 

Anouilh fait alors parler son personnage. Comme le prétentieux Carlin, il a des origines prestigieuses et ses propriétaires ont dû dépenser « une fortune » pour l’acquérir. Néanmoins, tout en vantant ses qualités physiques et sa noblesse, il affirme qu’il se considère être un chien comme les autres, refusant tout mépris de classe.

 

Il illustre cette affirmation en expliquant être ami avec le Fox Terrier du voisin qui, à l’en croire, n’est pas en réalité un vrai chien de race. Il se vante également de fouiller dans les poubelles pour y chercher des os « parmi les immondices », comme n’importe quel vulgaire représentant de son espèce. Il va même jusqu’à se poser comme un représentant de la justice sociale, qui pour lui semble se résumer à l’idée d’être égaux devant la misère.

 

Mais alors que ce lévrier progressiste est justement en train de s’encanailler à fouiller dans une poubelle, il se fait mordre et chasser par un « chien bâtard sans nom » pour qui c’est sans doute la seule source de nourriture. Il s’enfuit alors en courant pour se réfugier dans le luxueux immeuble parisien de ses propriétaires.

 

La fable ne comporte pas de morale, mais Anouilh maîtrise parfaitement l’art de la chute, ici empreinte d’une ironie comique : le lévrier se plaint alors qu’une telle chose ait pu se produire dans son beau quartier et en appelle à la police.

 

Cette fable a ainsi une dimension très ironique et très politique : le lévrier y incarne l’hypocrisie et la stupidité de certains membres des classes supérieures qui sont idéalistes mais déconnectés des réalités, représentées pour leur part par le chien croisé.

Dernière modification : 06/04/2025.

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chien dans les fables
  2. Page 2 : « Les Deux Chiens », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  3. Page 3 : « Les Chiens affamés », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  4. Page 4 : « Le Chien endormi et le Loup », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  5. Page 5 : « Le Chien qui porte de la viande », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  6. Page 6 : « Les Chiens réconciliés avec les Loups », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  7. Page 7 : « Le Loup et le Chien », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  8. Page 8 : « La Brebis, le Chien et le Loup », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  9. Page 9 : « Le Chien fidèle », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  10. Page 10 : « Le Chien et le Crocodile », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  11. Page 11 : « Le Loup et le Chien », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  12. Page 12 : « Les Ambassadeurs des chiens et Jupiter », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  13. Page 13 : « Le Chien et le Chasseur », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  14. Page 14 : « Le Chien et la Brebis », de Marie de France (vers 1175)
  15. Page 15 : « Le Chien et la Puce », de Léonard de Vinci (vers 1490)
  16. Page 16 : « Le vieux Chien et son Maître », de Gilles Corrozet (1542)
  17. Page 17 : « Le Loup et le Chien », de Jean de La Fontaine (1668)
  18. Page 18 : « Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre », de Jean de La Fontaine (1668)
  19. Page 19 : « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière (1671)
  20. Page 20 : « Les deux Chiens et l’Âne mort », de Jean de La Fontaine (1678)
  21. Page 21 : « Le Loup et le Chien maigre », de Jean de La Fontaine (1678)
  22. Page 22 : « Le Chien à qui on a coupé les oreilles », de Jean de La Fontaine (1678)
  23. Page 23 : « Le Chien trompé », de Charles Perrault (1699)
  24. Page 24 : « Le Chien de berger et le Loup », de John Gay (1727)
  25. Page 25 : « Le Chien couchant et la Perdrix », de John Gay (1727)
  26. Page 26 : « Le Roquet, le Cheval et le Chien de chasse », de John Gay (1727)
  27. Page 27 : « Les Deux Chiens », de Christian Fürchtegott Gellert (1746)
  28. Page 28 : « Le Chien et le Chasseur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  29. Page 29 : « Le Vieux Chien et le Vieux Serviteur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  30. Page 30 : « Le Maître et le Chien », d’Ignacy Krasicki (1779)
  31. Page 31 : « Le Chien et le Crocodile », de Félix María Samaniego (1781)
  32. Page 32 : « L’Aveugle et son Chien », de Jacques Cazotte (1788)
  33. Page 33 : « Le Chien et le Chat », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  34. Page 34 : « La Brebis et le Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  35. Page 35 : « Le Petit Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  36. Page 36 : « L’Éléphant et le Carlin », d’Ivan Krylov (1815)
  37. Page 37 : « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov (1843)
  38. Page 38 : « Le Chien et le Loup », de Léon Tolstoï (1875)
  39. Page 39 : « Le Loup et les deux Bassets », de Léon-Pamphile Le May (1882)
  40. Page 40 : « Le Chien pelé », de Jean Anouilh (1962)
  41. Page 41 : « Le Lévrier », de Jean Anouilh (1962)