Un chien traversant un ruisseau,
Dans sa gueule, en nageant, emportait de la viande.
Comme elle se mirait dans l’eau,
Il crut en voir un bien plus gros morceau,
Et d'une chair plus belle et plus friande :
Lâchant donc ce qu'il emportait,
Il lance sa mâchoire avide
Sur ce que l’eau représentait,
Et sa dent ne porta qu’à vide.
« Juste ciel ! dit-il, à quel point
Manqué-je aujourd’hui de cervelle !
Pour une chose qui n’est point
Je quitte une chose réelle. »
Qui laisse l’assuré pour prendre l'incertain,
N’a pas le jugement bien sain.
Considéré par ses contemporains comme l’un des plus grands écrivains français de son époque, Charles Perrault (1628-1703) est surtout resté dans les mémoires pour ses Contes de ma mère l’Oye (1697), parmi lesquels on trouve « La Belle au bois dormant », « Cendrillon », ou encore « Le Petit Chaperon rouge ». Deux ans après la publication de ce texte, l’auteur s’essaye de nouveau à l’exercice consistant à conter avec ses propres mots des histoires déjà connues, mais en optant cette fois pour des fables.
En l’occurrence, il part du travail de l’Italien Gabriele Faerno (1510-1561), auteur en 1564 d’un recueil intitulé Fabulae centum, ex antiquis auctoribus delectae et a Gabriele Faerno, cremonensi carminibus explicatae. Il décide d’adapter très librement en vers français ces différents textes en vers latins et publie ainsi en 1699 son propre recueil, intitulé Cent Fables en latin et en françois, choisies des anciens auteurs, mises en vers latin par Gabriel Faerne et traduites par Mr. Perrault.
On y trouve notamment « Le Chien trompé », qui constitue un bon exemple du chemin que certaines fables – et donc certains de leurs personnages emblématiques – parcourent au fil du temps. En effet, elle est inspirée d’une histoire du fabuliste grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.) intitulée « Le Chien qui porte de la viande », déjà reprise en français une trentaine d’années plus tôt par son compatriote et contemporain Jean de La Fontaine (1621-1695) avec « Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre » (1668) - non sans rencontrer un grand succès, d’ailleurs.
Charles Perrault se démarque de ses prédécesseurs en élaborant de belles images et en donnant la parole au chien.
« Le Chien trompé » met donc en scène un représentant de la gent canine en train de traverser un ruisseau en portant un morceau de viande dans sa gueule. Il croit alors voir un butin plus gros et plus appétissant, qui n’est en fait que son reflet dans l’eau. À travers un jeu de mots établissant un parallèle entre l’avidité et le vide (« Il lance sa mâchoire avide / Sur ce que l’eau représentait, / Et sa dent ne porta qu’à vide. »), Perrault décrit très visuellement la scène. Contrairement à la fable d’Ésope, le chien s’exprime alors lui-même, et c’est pour s’affliger de sa sottise.
Tenant en deux vers aux rimes plates, la morale est formulée comme un proverbe et a tout pour rester dans les mémoires : « Qui laisse l’assuré pour prendre l'incertain, / N’a pas le jugement bien sain ». Autrement dit, mieux vaut se satisfaire de ce que l’on a déjà qu’y renoncer au profit de quelque chose d’hypothétique.