Chacun se trompe ici-bas.
On voit courir après l'ombre
Tant de fous qu'on n'en sait pas
La plupart du temps le nombre.
Au chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.
Ce chien, voyant sa proie en l'eau représentée,
La quitta pour l'image, et pensa se noyer ;
La rivière devint tout d'un coup agitée.
À toute peine il regagna les bords,
Et n'eut ni l'ombre ni le corps.
« Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre » figure parmi les plus courtes fables du célèbre auteur français Jean de La Fontaine (1621-1695) et porte le numéro 17 dans le livre VI de ses Fables, dont le premier tome fut publié en 1668.
Elle débute par un quatrain d’heptasyllabes aux rimes croisées, dans lequel l’auteur énonce une réflexion théorique qui relève moins de la morale que du constat : à son sens, tout le monde court après « l’ombre », c’est-à-dire après des chimères. Le mot « ombre » est directement repris de la fable dont il s’inspire ici : « Le Chien qui porte de la viande », du fabuliste grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.).
Ce dernier est d’ailleurs directement cité dans les vers qui suivent et qui explicitent la première strophe. La Fontaine reprend son histoire avec ses propres mots, dans cinq vers de longueurs variés qui constituent la seconde moitié du texte : un chien, voyant la proie qu’il tient dans sa gueule « en l’eau représentée », la lâche pour « l’image » - c’est-à-dire ce qu’il croit sans doute être un butin encore plus gros, mais qui n’est en réalité qu’une ombre ou un reflet. La rivière devient soudainement plus agitée : il manque de se noyer mais parvient à rejoindre la rive, non sans avoir entretemps tout perdu.
La Fontaine n’est pas le seul à s’inspirer de la fable d’Ésope dans laquelle un chien représente celui qui perd tout après s’être laissé aveugler par des illusions. En effet, elle est notamment reprise avant lui par le fabuliste latin Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) sous le titre « Le Chien qui porte de la viande en traversant une rivière », ainsi que par l’écrivain français Gilles Corrozet (1510-1568), sous le titre « Le Chien et la pièce de chaire » (1542). On la retrouve également dans « Le Chien trompé », publié en 1699 par l’écrivain français Charles Perrault (1628-1703), un contemporain de La Fontaine.
Il est également intéressant de noter que l’expression française « lâcher la proie pour l’ombre » est directement inspirée du titre de cette fable de La Fontaine, preuve incontestable de sa popularité. Elle n’est d’ailleurs par la seule expression courante reprise de l’une des fables de l’auteur. On peut entre autres aussi citer « montrer patte blanche » (« Le Loup, la Chèvre et le Chevreau », 1668), « avoir la gueule enfarinée » (« Le Chat et un Vieux Rat », 1668), « ce n’est pas la mer à boire » (« Les Deux Chiens et l’Âne mort », 1678), ou encore « tirer les marrons du feu » (« Le Singe et le Chat », 1678).