Un chien pelé, boiteux, que personne n'aimait,
Sauva un jour une petite fille
Qui se noyait.
Il fut fêté par la famille.
Tout un jour, caressé, il vécut en héros.
On lui donna du sucre, on lui donna des os...
La petite exigea que le soir, à l'étage,
Il dormît au pied de son lit.
L'enfant était choyée.
On dit : «
Et s'il salit ?
Un chien galeux sur un tapis, ce n'est pas sage...
Mais elle était au bord des larmes,
On accepta le chien;
En se promettant bien
Qu'on le renverrait, passée cette alarme.
Le chien dormit comme un évêque et fit un rêve.
Une île peuplée de chats,
Dont il était le pacha.
Il cassait quelques reins, le matin, pour l'hygiène,
En se promenant sur la grève ;
Puis, il s'étendait mollement,
Tandis qu'une esclave indigène
Éduquée tout spécialement (Gratter un dos est une science),
Venait le gratter en silence...
Aux repas :
Os en abondance...
Il choisissait nonchalamment.
Mais surtout, despotique et tendre, sur cette
île,
Régnait une petite fille,
Qui le comblait de sa tendresse...
Il avait de tous temps rêvé d'une maîtresse.
Au réveil, la petite dit : « Il a ronflé.
Je ne veux plus du sale chien, il sent la crotte !
Le chien fut promptement chassé.
La queue basse, il fit une petite trotte,
Reniflant les odeurs charmantes du pavé.
Vers midi il revint s'enquérir du menu,
A tout hasard, l'air ingénu.
On venait justement de laver la cuisine :
La bonne l'expulsa d'un coup de pied au cul.
Les ouvriers, qui sortaient de l'usine,
Défilaient devant la maison du directeur.
Ils portaient des pancartes; ils poussaient des
clameurs.
« Plus de salaires de famine ! »
« Assez de travailler pour rien ! »
« Les hommes ne sont pas des chiens ! »
Un homme ramassa une pierre et fit mine
De la lancer vers les fenêtres de l'enfant.
Le chien bondit et le mordit cruellement.
Pris pour le chien de la maison
Et, malgré sa dégaine triste,
Pour un affreux capitaliste. -
À défaut de la direction,
Les ouvriers, furieux, lui firent
Son affaire à coups de bâton.
Le chien agonisa doucement sans rien dire,
Langue pendante, sans pouvoir bouger les membres,
Jusqu'au soir, en pensant que la petite fille
Avait été vraiment gentille
De l'avoir couché dans sa chambre...
La bonne pour tout cadeau
Lui apporta un peu d'eau.
Il pensa qu'elle était bien bonne, car en somme,
Elle ne lui devait rien.
Les hommes ne sont pas des chiens,
Mais les chiens ne sont pas des hommes.
Le dramaturge français Jean Anouilh (1910-1987) est surtout connu pour ses très nombreuses pièces de théâtres, dont certaines sont inspirées de l’Antiquité - notamment la plus célèbre d’entre elles, Antigone (1944). On sait moins qu’il est également l’auteur d’un recueil de 41 fables, publié en 1962 et intitulé tout simplement Fables. L’une d’entre elles s’intitule « Le Chien pelé ».
Comme son titre peut le laisser supposer, le personnage principal de ce poème à la métrique hétérogène est plutôt un antihéros qu’un héros. Son aspect physique peu séduisant est d’ailleurs sa caractéristique principale : en plus d’être pelé, il boîte, précise l’auteur dès le premier vers. On y apprend aussi que personne ne l’aime - sans doute justement du fait de son apparence.
Pourtant, ce chien accomplit un jour un acte héroïque, puisqu’il sauve une petite fille de la noyade. Cet exploit lui vaut d’être dorloté pendant toute une journée par la famille de la petite, qui le soir venu insiste même pour qu’il dorme avec elle – ce que ses parents acceptent.
Pendant la nuit, le chien rêve qu’il se trouve sur une île dont il est le pacha. Il a des os en abondance, une esclave pour lui gratter le dos. Mais surtout, il n’est plus errant puisqu’il a ce dont il avait toujours rêvé : une maîtresse qui lui offre sa tendresse, et qui en l’occurrence n’est autre qu’une fillette.
Le réveil est nettement moins enchanteur : la petite ingrate qu’il a sauvée se plaint de ses ronflements et de son odeur, si bien qu’il est mis dehors sans ménagement. Il revient toutefois devant la cuisine vers l’heure du déjeuner, espérant glaner quelque nourriture. La bonne le chasse alors « d’un coup de pied au cul ».
Passe alors devant lui un cortège d’ouvriers manifestant devant la maison, dont on apprend qu’elle est celle du directeur de l’usine où ils travaillent. Ils scandent divers slogans, dont « Les hommes ne sont pas des chiens ». L’un d’eux fait mine de jeter une pierre à la fenêtre de la fillette, qui est à l’évidence la fille du patron. Loyal malgré le mauvais traitement qu’il a subi le matin même, le chien intervient et mord l’individu. Malgré sa piètre apparence « pour un affreux capitaliste », les ouvriers le prennent alors pour le chien du patron et le rouent de coups de bâton.
Devenu incapable de se mouvoir, il agonise jusqu’au soir en repensant à la gentillesse de la petite fille qui l’a accueilli dans sa chambre. Seule la bonne s’intéresse un peu à son sort, même si elle se contente de lui apporter un peu d’eau. Il se dit qu’elle aussi est gentille, car il considère que les chiens ont un statut inférieur aux humains et accepte pleinement cette inégalité.
Comme c’est parfois le cas dans les fables, et très souvent dans la littérature en général, le chien apparaît donc ici comme un symbole absolu de fidélité et de loyauté. Anouilh en fait aussi une allégorie de l’injustice : bien qu’il ait sauvé une petite fille, personne ne vient l’aider quand lui-même se retrouve en danger puis agonise. En cela, il s’inscrit dans une tradition qui remonte au fabuliste latin Phèdre (né vers 14 avant J.-C et mort en 50 après J.-C.) avec sa fable « Le Chien et le chasseur », et qu’on retrouve notamment au 18ème siècle chez le Polonais Ignacy Krasicky (1735-1801) dans « Le Maître et le chien » (1779), ou encore chez le Français Jacques Cazotte (1719-1792) dans « L’Aveugle et son chien » (1788).
Il convient par ailleurs de souligner que cette fable à l’humour grinçant et dépourvue de morale à une dimension très politique : la famille aisée se montre dure en chassant ce chien héroïque du fait qu’il est repoussant ; les ouvriers, stupides, le prennent pour le chien de leur patron et se montrent carrément cruels envers lui. En bref, ouvriers et patronat sont renvoyés dos à dos. Seule la bonne, qui lui donne alors de l’eau (alors qu’elle l’avait chassé le matin), fait preuve d’un peu de compassion. Mais pas trop : après tout, comme le dit l’intéressé lui-même, les chiens ne méritent pas autant d’égards que les hommes.