« Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière (1671)

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Portrait du fabuliste Antoine Furetière auteur de « Le Chien et son maître »

Texte de la fable « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière

Les plus savants de tous les Chiens,

De son Maître autrefois eût une réprimande,

Au lieu de l’avertir, quand la troupe brigande,

Venait pour enlèver ses biens ;

Il aboyait d’une façon cruelle,

À tous venants, et sans raison ;

E mettait toute la maison,

En alarme continuelle. 

Passe, lui disait-il, pour crier au larron,

Voyant un procureur, un Sergent, un Garçon ;

Mais tu dois épargner une personne honnête,

Il faut plutôt lui faire fête,

Si tu prétends passer pour avair le nez bon.

Excusez-moi, répond le Chien fidèle,

Si j'ai manqué, c'est par excès de zèle,

Encor que d'aboyer à faux,

Soit le moindre de mes défauts.

Vous ne regardez qu'à la mine,

Et pour voleurs vous n'avouez,

Que ceux qui doivent être, ou pendus, ou rouez.

Moi je les sens et les devine,

Sans le secours du Magistrat.

Ma sagacité naturelle,

Par le moyen d'un exquis odorat,

A cent pas à la ronde, un Voleur me révèle.

Ce n'est pas seulement au filous, au Meuniers,

Aux fripiers, Greffiers et geôliers,

Aux valets qui ferrent la mule,

Qu'il faut aboyer sans scrupule,

Quand je sens ces gros Maltôtiers

Qui vont avec des Fuseliers, 

Ravager toute une Province,

Et voler le peuple et le Prince :

Quand je vois des Banqueroutiers,

Des faussaires, des usuriers,

Des Juges vendre la justice,

Et pour voler, acheter un office :

L'avocat dépouiller la veuve et l'orphelin ;

Et le Cagot en patelin,

Rencontrant une âme idiote,

Coupe dévotement la bourse à la dévote :

Alors j'aboie avec chaleur

Et je croy qu'il est temps de crier au voleur.

Enfin soyez certain que quand je vous appelle,

J'en sens quelqu'un aux environs ;

Et que la volerie est telle 

Que si l'on faisait bien l'Histoire des Larrons,

On écrirait l'Histoire universelle.

 

Tel est bien souvent le malheur

D'un serviteur bon et fidèle ;

Son maître injuste le querelle,

Lors qu'il le sert avec trop de chaleur.

Explication et signification de la fable « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière

L’homme de lettres français Antoine Furetière (1619-1688) est surtout resté dans les mémoires pour avoir rédigé, contre la volonté de l’Académie française, son Dictionnaire universel (publié à titre posthume en 1690), qui constitue encore aujourd’hui un ouvrage de référence. Il lui valut d’ailleurs une brouille avec entre autres son ami le fabuliste français Jean de La Fontaine (1621-1695), qui refusa de prendre parti pour lui dans le conflit l’opposant à la prestigieuse institution. On sait moins que Furetière est lui-même l’auteur de fables en vers, compilées dans un recueil publié en 1671 et intitulé Fables morales et nouvelles. L’une d’entre elles s’intitule « Le Chien et son Maître ».

 

C’est un chien de garde qui est le personnage principal de ce texte où alternent octosyllabes, décasyllabes et alexandrins. Plus qu’une histoire, cette fable est en réalité un dialogue dans lequel l’animal, sage et brillant orateur, répond aux critiques de son maître.

 

Le propos commence par un discours indirect dans lequel ce chien présenté comme particulièrement savant essuie les accusations de son maître : celui-ci lui reproche d’aboyer contre toutes sortes de personnes, au lieu de se contenter de le faire contre les voleurs. Sa voix se fait ensuite entendre au discours direct : s’il veut prétendre avoir du flair, son animal ne doit pas aboyer contre les gens honnêtes, mais plutôt leur faire la fête.

 

Avec beaucoup de modestie et de sagesse, le chien se met alors à argumenter pour défendre sa position. Il commence par s’excuser, attribuant sa faute à un « excès de zèle ». Après quoi il en vient au cœur du sujet : son maître se trompe, « aboyer à faux » est le moindre de ses défauts. En réalité, son instinct lui permet de discerner les voleurs, et ceux-ci ne sont pas seulement les personnes que l’on pourrait facilement soupçonner : meuniers, fripiers, greffiers, geôliers, valets et autres professions mal perçues à l’époque.

 

Il explique en effet voir aussi des voleurs chez les maltôtiers (les agents chargés du recouvrement de l’impôt), les banqueroutiers, les faussaires et les usuriers. Les juges et les avocats véreux en prennent aussi pour leur grade. Et de finir par les « cagots », c'est-à-dire les faux dévots, qui escroquent les plus innocents. Il souligne ainsi qu’il y a bien plus de voleurs qu’on ne le croit, au point que si on devait écrire leur histoire, on écrirait l’« Histoire universelle ».

 

Les propos de ce chien présenté par l’auteur comme « savant » relèvent bien sûr de la critique sociale, mais on peut aussi en déduire un premier enseignement moral : le voleur n’est pas toujours celui que l’on soupçonne à cause de son apparence ou de son statut.

 

Néanmoins, telle n’est pas la morale que Furetière choisit de donner à sa fable. En effet, dans les derniers vers, l’auteur déplore plutôt qu’à l’instar de ce chien, présenté comme un « bon et fidèle serviteur », beaucoup de personnes se font injustement critiquer par leur donneur d’ordres.

 

On ne retrouve cette histoire chez aucun autre auteur ayant précédé Furetière, mais il se peut que ce dernier se soit inspiré d’une fable de Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) intitulée « Le Chien fidèle », dans laquelle un représentant de la gent canine refuse de se laisser soudoyer par un voleur. On trouve d’ailleurs au milieu du poème l’expression « Chien fidèle », qui pourrait être un clin d’œil à cette histoire.

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chien dans les fables
  2. Page 2 : « Les Deux Chiens », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  3. Page 3 : « Les Chiens affamés », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  4. Page 4 : « Le Chien endormi et le Loup », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  5. Page 5 : « Le Chien qui porte de la viande », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  6. Page 6 : « Les Chiens réconciliés avec les Loups », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  7. Page 7 : « Le Loup et le Chien », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  8. Page 8 : « La Brebis, le Chien et le Loup », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  9. Page 9 : « Le Chien fidèle », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  10. Page 10 : « Le Chien et le Crocodile », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  11. Page 11 : « Le Loup et le Chien », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  12. Page 12 : « Les Ambassadeurs des chiens et Jupiter », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  13. Page 13 : « Le Chien et le Chasseur », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  14. Page 14 : « Le Chien et la Brebis », de Marie de France (vers 1175)
  15. Page 15 : « Le Chien et la Puce », de Léonard de Vinci (vers 1490)
  16. Page 16 : « Le vieux Chien et son Maître », de Gilles Corrozet (1542)
  17. Page 17 : « Le Loup et le Chien », de Jean de La Fontaine (1668)
  18. Page 18 : « Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre », de Jean de La Fontaine (1668)
  19. Page 19 : « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière (1671)
  20. Page 20 : « Les deux Chiens et l’Âne mort », de Jean de La Fontaine (1678)
  21. Page 21 : « Le Loup et le Chien maigre », de Jean de La Fontaine (1678)
  22. Page 22 : « Le Chien à qui on a coupé les oreilles », de Jean de La Fontaine (1678)
  23. Page 23 : « Le Chien trompé », de Charles Perrault (1699)
  24. Page 24 : « Le Chien de berger et le Loup », de John Gay (1727)
  25. Page 25 : « Le Chien couchant et la Perdrix », de John Gay (1727)
  26. Page 26 : « Le Roquet, le Cheval et le Chien de chasse », de John Gay (1727)
  27. Page 27 : « Les Deux Chiens », de Christian Fürchtegott Gellert (1746)
  28. Page 28 : « Le Chien et le Chasseur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  29. Page 29 : « Le Vieux Chien et le Vieux Serviteur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  30. Page 30 : « Le Maître et le Chien », d’Ignacy Krasicki (1779)
  31. Page 31 : « Le Chien et le Crocodile », de Félix María Samaniego (1781)
  32. Page 32 : « L’Aveugle et son Chien », de Jacques Cazotte (1788)
  33. Page 33 : « Le Chien et le Chat », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  34. Page 34 : « La Brebis et le Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  35. Page 35 : « Le Petit Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  36. Page 36 : « L’Éléphant et le Carlin », d’Ivan Krylov (1815)
  37. Page 37 : « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov (1843)
  38. Page 38 : « Le Chien et le Loup », de Léon Tolstoï (1875)
  39. Page 39 : « Le Loup et les deux Bassets », de Léon-Pamphile Le May (1882)
  40. Page 40 : « Le Chien pelé », de Jean Anouilh (1962)
  41. Page 41 : « Le Lévrier », de Jean Anouilh (1962)