Les plus savants de tous les Chiens,
De son Maître autrefois eût une réprimande,
Au lieu de l’avertir, quand la troupe brigande,
Venait pour enlèver ses biens ;
Il aboyait d’une façon cruelle,
À tous venants, et sans raison ;
E mettait toute la maison,
En alarme continuelle.
Passe, lui disait-il, pour crier au larron,
Voyant un procureur, un Sergent, un Garçon ;
Mais tu dois épargner une personne honnête,
Il faut plutôt lui faire fête,
Si tu prétends passer pour avair le nez bon.
Excusez-moi, répond le Chien fidèle,
Si j'ai manqué, c'est par excès de zèle,
Encor que d'aboyer à faux,
Soit le moindre de mes défauts.
Vous ne regardez qu'à la mine,
Et pour voleurs vous n'avouez,
Que ceux qui doivent être, ou pendus, ou rouez.
Moi je les sens et les devine,
Sans le secours du Magistrat.
Ma sagacité naturelle,
Par le moyen d'un exquis odorat,
A cent pas à la ronde, un Voleur me révèle.
Ce n'est pas seulement au filous, au Meuniers,
Aux fripiers, Greffiers et geôliers,
Aux valets qui ferrent la mule,
Qu'il faut aboyer sans scrupule,
Quand je sens ces gros Maltôtiers
Qui vont avec des Fuseliers,
Ravager toute une Province,
Et voler le peuple et le Prince :
Quand je vois des Banqueroutiers,
Des faussaires, des usuriers,
Des Juges vendre la justice,
Et pour voler, acheter un office :
L'avocat dépouiller la veuve et l'orphelin ;
Et le Cagot en patelin,
Rencontrant une âme idiote,
Coupe dévotement la bourse à la dévote :
Alors j'aboie avec chaleur
Et je croy qu'il est temps de crier au voleur.
Enfin soyez certain que quand je vous appelle,
J'en sens quelqu'un aux environs ;
Et que la volerie est telle
Que si l'on faisait bien l'Histoire des Larrons,
On écrirait l'Histoire universelle.
Tel est bien souvent le malheur
D'un serviteur bon et fidèle ;
Son maître injuste le querelle,
Lors qu'il le sert avec trop de chaleur.
L’homme de lettres français Antoine Furetière (1619-1688) est surtout resté dans les mémoires pour avoir rédigé, contre la volonté de l’Académie française, son Dictionnaire universel (publié à titre posthume en 1690), qui constitue encore aujourd’hui un ouvrage de référence. Il lui valut d’ailleurs une brouille avec entre autres son ami le fabuliste français Jean de La Fontaine (1621-1695), qui refusa de prendre parti pour lui dans le conflit l’opposant à la prestigieuse institution. On sait moins que Furetière est lui-même l’auteur de fables en vers, compilées dans un recueil publié en 1671 et intitulé Fables morales et nouvelles. L’une d’entre elles s’intitule « Le Chien et son Maître ».
C’est un chien de garde qui est le personnage principal de ce texte où alternent octosyllabes, décasyllabes et alexandrins. Plus qu’une histoire, cette fable est en réalité un dialogue dans lequel l’animal, sage et brillant orateur, répond aux critiques de son maître.
Le propos commence par un discours indirect dans lequel ce chien présenté comme particulièrement savant essuie les accusations de son maître : celui-ci lui reproche d’aboyer contre toutes sortes de personnes, au lieu de se contenter de le faire contre les voleurs. Sa voix se fait ensuite entendre au discours direct : s’il veut prétendre avoir du flair, son animal ne doit pas aboyer contre les gens honnêtes, mais plutôt leur faire la fête.
Avec beaucoup de modestie et de sagesse, le chien se met alors à argumenter pour défendre sa position. Il commence par s’excuser, attribuant sa faute à un « excès de zèle ». Après quoi il en vient au cœur du sujet : son maître se trompe, « aboyer à faux » est le moindre de ses défauts. En réalité, son instinct lui permet de discerner les voleurs, et ceux-ci ne sont pas seulement les personnes que l’on pourrait facilement soupçonner : meuniers, fripiers, greffiers, geôliers, valets et autres professions mal perçues à l’époque.
Il explique en effet voir aussi des voleurs chez les maltôtiers (les agents chargés du recouvrement de l’impôt), les banqueroutiers, les faussaires et les usuriers. Les juges et les avocats véreux en prennent aussi pour leur grade. Et de finir par les « cagots », c'est-à-dire les faux dévots, qui escroquent les plus innocents. Il souligne ainsi qu’il y a bien plus de voleurs qu’on ne le croit, au point que si on devait écrire leur histoire, on écrirait l’« Histoire universelle ».
Les propos de ce chien présenté par l’auteur comme « savant » relèvent bien sûr de la critique sociale, mais on peut aussi en déduire un premier enseignement moral : le voleur n’est pas toujours celui que l’on soupçonne à cause de son apparence ou de son statut.
Néanmoins, telle n’est pas la morale que Furetière choisit de donner à sa fable. En effet, dans les derniers vers, l’auteur déplore plutôt qu’à l’instar de ce chien, présenté comme un « bon et fidèle serviteur », beaucoup de personnes se font injustement critiquer par leur donneur d’ordres.
On ne retrouve cette histoire chez aucun autre auteur ayant précédé Furetière, mais il se peut que ce dernier se soit inspiré d’une fable de Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) intitulée « Le Chien fidèle », dans laquelle un représentant de la gent canine refuse de se laisser soudoyer par un voleur. On trouve d’ailleurs au milieu du poème l’expression « Chien fidèle », qui pourrait être un clin d’œil à cette histoire.