Un chien s’endormit en dehors de la cour. Un loup affamé survint et voulut le dévorer.
Le chien lui dit :
— Loup ! patiente un peu, avant de me manger ; je suis maintenant maigre, osseux ; laisse-moi un peu de temps, mes maîtres vont bientôt célébrer un mariage ; j’aurai beaucoup à manger, j’engraisserai et je serai plus appétissant.
Le loup eut confiance dans les paroles du chien, et s’éloigna.
Quand il revint de nouveau, il aperçut le chien étendu sur le toit.
— Eh bien, lui demanda le loup, ce mariage a-t-il eu lieu ?
— J’ai une recommandation à te faire, répondit le chien. Quand une autre fois tu me trouveras à ta portée, n’attends pas le mariage !
(Traduction : Ely Halpérine-Kaminsky)
« Le Chien et le Loup » est une fable de l’écrivain russe Léon Tolstoï (1828-1910). Ce dernier est célèbre pour ses essais, ses nouvelles ainsi ses romans, notamment Guerre et Paix (1864-1869) et Anna Karénine (1873-1877). On sait moins en revanche qu’il s’intéressait beaucoup à la pédagogie et qu’il fonda en 1859 une école visant à instruire les enfants des paysans résidant près du domaine où il vivait, au sud de la ville de Toula. S’étant beaucoup impliqué dans ce projet, il rédigea quelque temps plus tard un Abécédaire, publié en 1872 puis réédité dans une nouvelle version en 1875. Cet ouvrage mêle méthodes de lecture, contes, légendes et fables. Au nombre de 36, ces dernières sont très étudiées dans les écoles russes.
« Le Chien et le Loup » est l’une d’entre elles, et la seule où il est question d’un chien. Alors que la majorité des fables de Tolstoï sont originales, celle-ci est directement inspirée d’une histoire du fabuliste grec Ésope (7ème et 6ème siècle avant J.-C.) intitulée « Le Chien endormi et le loup », que l’auteur reprend quasiment mot pour mot.
Comme bien souvent dans les fables avec un chien, celui-ci est confronté à son cousin sauvage le loup. Et des deux personnages, c’est lui qui se montre le plus malin.
Alors qu’il est en train de dormir hors de la cour de sa ferme, il est réveillé par un loup qui veut le dévorer. Il parvient toutefois à le convaincre de différer son festin en mentant : il évoque en effet un prétendu mariage que ses maîtres s’apprêteraient à fêter, qui lui permettrait d’engraisser et donc de devenir encore plus appétant. Le loup le croit, et s’en va. Quand il revient quelques temps plus tard, le chien s’est mis à l’abri du danger : ce n’est plus devant la cour qu’il dort, mais sur le toit de la maison. Fort de sa victoire, il va même jusqu’à tancer son interlocuteur sur sa crédulité.
Ésope intègre à la fin de « Le Chien endormi et le loup » une morale : il explique que le chien est une figure allégorique des « hommes sensés » qui, après avoir échappé à un danger, prennent des mesures de prudence. Tolstoï opte pour une approche différente : à l’instar du Français Jean de La Fontaine (1621-1695), qui avant lui reprend cette histoire à son compte dans une fable intitulée « Le Loup et le chien maigre » (1678), il se dispense de tout commentaire théorique. Il fait d’ailleurs de même dans l’ensemble de ses fables : préférant laisser le lecteur libre de tirer ses propres conclusions, Tolstoï n’y intègre jamais une morale.