Un chien buvait l’eau du Nil
Tout en courant.
- Bois tranquillement,
Prends ton temps,
Lui dit le crocodile rusé.
Le chien prudent répondit :
- Il est mauvais de boire en courant.
Mais est-il sain d’attendre
Que tu me cloues les dents ?
- Oh, quel vieux chien malin !
Je respecte ton choix
De ne pas suivre
Le conseil d’un ennemi.
« Le Chien et le Crocodile » est une fable de Félix María Samaniego (1745-1801), considéré comme l’un des plus grands fabulistes espagnols. Puisant son inspiration chez ceux de l’Antiquité, mais aussi chez ses moins lointains prédécesseurs français et britannique Jean de La Fontaine (1621-1695) et John Gay (1685-1732), il est le premier Espagnol à écrire des fables en vers. « Le Chien et le Crocodile » porte le numéro 23 dans le livre V de son recueil Fables en vers castillans, publié en 1781.
Composé de treize vers, ce poème s’appuie sur une histoire éponyme du fabuliste latin Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.), dont Samaniego reprend aussi la concision. Mais contrairement à la version de Phèdre, il n’est pas question ici d’une habitude prudente qu’auraient tous les chiens de la région de ne boire l’eau du Nil qu’en courant pour éviter le danger représenté par les crocodiles.
En effet, le récit est centré cette fois sur un seul représentant de la gent canine, qui néanmoins boit lui aussi l’eau du fleuve en courant. Un crocodile « rusé » tente de le convaincre de prendre son temps, pour profiter « tranquillement » de ce bon moment. Mais le chien n’est pas dupe, et a percé ses intentions. Avec une question rhétorique pleine d’une ironie qu’on ne retrouve pas chez Phèdre, il douche les espoirs de son interlocuteur : certes, boire en courant n’est pas bon pour la santé, mais vaut-il mieux attendre que le crocodile le tue ?
On remarque au passage plusieurs autres différences avec la version de Phèdre. Ainsi, alors que ce dernier se concentre sur la stupidité du crocodile, Samaniego choisit pour sa part de mettre en avant la sagesse du chien. Par ailleurs, contrairement à son illustre prédécesseur, il n’assortit pas son histoire d’une morale. Enfin, chose rare dans les fables, le personnage qui se retrouve perdant dans la confrontation admet la supériorité de son adversaire : le crocodile reconnaît ainsi que son adversaire est « malin », et souligne combien il est judicieux « De ne pas suivre / Le conseil d’un ennemi ».