« Le Chien et la Brebis », de Marie de France (vers 1175)

Sommaire de cette page

Texte de la fable « Le Chien et la Brebis », de Marie de France

Illustration de la fable « Le Chien et la Brebis », de Marie de France

Un jour, un Chien, un fier menteur,

Mauvais, rusé, trompeur, tricheur,

Fit assigner une Brebis:

En justice il la traduisit

Pour, disait-il, avoir gardé

Un pain qu’il lui aurait prêté.

La Brebis, elle, niait tout,

Ne lui devant ni pain ni sou.

Le juge demanda au Chien

S’il pouvait produire un témoin,

Il lui dit qu’il en avait deux -

Le Milan et le Loup: c’est mieux…

Les voilà tous deux amenés,

Prêtant serment, ils ont juré

Que le Chien parlait sans mentir.

Savez-vous pourquoi ils le firent ?

Dans l’espoir d’être bien servis

Si la Brebis perdait la vie.

Le juge, ainsi donc, demanda

A la Brebis qu’il convoqua

Pourquoi elle avait contesté

Qu’un pain lui eût été prêté :

Il n’était plus temps de mentir

Mais de rendre ou s’attendre au pire.

Pour rendre, n’ayant rien à rendre,

La Brebis dut sa laine vendre.

Il faisait froid : elle en est morte.

Le Chien s’en vient, sa laine emporte.

Vient le Milan, il veut sa part,

Puis vient le Loup, un peu plus tard:

La Brebis est mise en quartiers

Et chacun s’en prend sa moitié.

Ainsi a fini la Brebis:

Par son seigneur perdue, trahie.

Cet exemple entend nous montrer

(Et bien des cas puis-je en donner)

Comment par ruse et artifice

On traîne les pauvres en justice.

On fait venir de faux témoins

Qui sur les pauvres se paient bien.

Le malheur d’autrui, peu leur chaut :

Chacun a sa part du gâteau.

Explication et signification de la fable « Le Chien et la Brebis », de Marie de France

Le poème que l’on a coutume d’appeler « Le Chien et la Brebis » est l’œuvre de Marie de France, qui vécut dans la seconde moitié du 12ème siècle et au début du 13ème siècle. Les noms de famille n’existant pas à cette époque, il est difficile de retracer l’histoire de cette femme. Dans l’épilogue d’un recueil de ses 104 fables diffusé vers 1175, elle se présente elle-même en ces termes : « Marie ai num si sui de France » (« J’ai pour nom Marie, et je suis de France »).

 

Toujours est-il qu’elle est surnommée Marie de France depuis au moins la Renaissance, et qu’elle est la première femme de lettres occidentale à écrire en langue vulgaire. Elle est aussi l’autrice du premier recueil de fables en langue française - œuvre qui lors de sa publication ne porte pas de titre, tout comme d’ailleurs les fables qu’elle contient. 

 

Inspirée par une fable du Latin Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) intitulée « La Brebis, le Chien et le Loup », Marie de France s’attèle à développer la trame de cette histoire dans laquelle c’est un chien qui joue le rôle du méchant. Il est opposé à une brebis innocente, et aidé ici dans sa fourberie par deux compères : au loup déjà présent dans la version de Phèdre vient s’ajouter un deuxième carnassier, le milan.

 

La scène se déroule donc dans un tribunal d’animaux, où un chien malhonnête accuse à tort une brebis de ne pas lui avoir rendu un pain qu’il lui aurait prêté. Alors que celle-ci nie tout en bloc, le juge demande à l’accusateur de faire venir d’éventuels témoins. Bien qu’on leur demande de prêter serment, le milan et le loup mentent alors sans scrupules. L’autrice souligne que leur attitude n’est pas dénuée d’arrière-pensée, et plus précisément qu’elle est motivée par la cupidité : ils espèrent obtenir une part du butin si la brebis perd la vie.

 

C’est effectivement ce qui se produit, puisque cette dernière est condamnée à rembourser le chien. N’ayant pas d’argent, elle se voit contrainte de vendre sa laine et finit par mourir de froid. Naturellement, les trois compères se partagent le butin, et c’est cette fois-ci sur la trahison du chien de berger que l’écrivaine insiste : « Ainsi a fini la Brebis, / Par son seigneur perdue, trahie ».

 

Ici, pas de punition divine pour les traîtres et les menteurs : cette fin malheureuse est très différente de celle imaginée par Phèdre. Elle permet à Marie de France de s’insurger dans sa morale contre l’injustice sociale, et plus précisément l’exploitation par les puissants des pauvres, traînés en justice grâce à de faux témoignage et dépouillés de leurs biens. À en croire l’autrice (« Et bien des cas puis-je en donner »), cette pratique était fréquente dans la société féodale française.

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chien dans les fables
  2. Page 2 : « Les Deux Chiens », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  3. Page 3 : « Les Chiens affamés », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  4. Page 4 : « Le Chien endormi et le Loup », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  5. Page 5 : « Le Chien qui porte de la viande », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  6. Page 6 : « Les Chiens réconciliés avec les Loups », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  7. Page 7 : « Le Loup et le Chien », d’Ésope (7ème-6ème siècle avant J.-C.)
  8. Page 8 : « La Brebis, le Chien et le Loup », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  9. Page 9 : « Le Chien fidèle », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  10. Page 10 : « Le Chien et le Crocodile », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  11. Page 11 : « Le Loup et le Chien », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  12. Page 12 : « Les Ambassadeurs des chiens et Jupiter », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  13. Page 13 : « Le Chien et le Chasseur », de Phèdre (1er siècle après J.-C.)
  14. Page 14 : « Le Chien et la Brebis », de Marie de France (vers 1175)
  15. Page 15 : « Le Chien et la Puce », de Léonard de Vinci (vers 1490)
  16. Page 16 : « Le vieux Chien et son Maître », de Gilles Corrozet (1542)
  17. Page 17 : « Le Loup et le Chien », de Jean de La Fontaine (1668)
  18. Page 18 : « Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre », de Jean de La Fontaine (1668)
  19. Page 19 : « Le Chien et son Maître », d’Antoine Furetière (1671)
  20. Page 20 : « Les deux Chiens et l’Âne mort », de Jean de La Fontaine (1678)
  21. Page 21 : « Le Loup et le Chien maigre », de Jean de La Fontaine (1678)
  22. Page 22 : « Le Chien à qui on a coupé les oreilles », de Jean de La Fontaine (1678)
  23. Page 23 : « Le Chien trompé », de Charles Perrault (1699)
  24. Page 24 : « Le Chien de berger et le Loup », de John Gay (1727)
  25. Page 25 : « Le Chien couchant et la Perdrix », de John Gay (1727)
  26. Page 26 : « Le Roquet, le Cheval et le Chien de chasse », de John Gay (1727)
  27. Page 27 : « Les Deux Chiens », de Christian Fürchtegott Gellert (1746)
  28. Page 28 : « Le Chien et le Chasseur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  29. Page 29 : « Le Vieux Chien et le Vieux Serviteur », d’Ignacy Krasicki (1779)
  30. Page 30 : « Le Maître et le Chien », d’Ignacy Krasicki (1779)
  31. Page 31 : « Le Chien et le Crocodile », de Félix María Samaniego (1781)
  32. Page 32 : « L’Aveugle et son Chien », de Jacques Cazotte (1788)
  33. Page 33 : « Le Chien et le Chat », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  34. Page 34 : « La Brebis et le Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  35. Page 35 : « Le Petit Chien », de Jean-Pierre Claris de Florian (1792)
  36. Page 36 : « L’Éléphant et le Carlin », d’Ivan Krylov (1815)
  37. Page 37 : « Le Villageois et le Chien », d’Ivan Krylov (1843)
  38. Page 38 : « Le Chien et le Loup », de Léon Tolstoï (1875)
  39. Page 39 : « Le Loup et les deux Bassets », de Léon-Pamphile Le May (1882)
  40. Page 40 : « Le Chien pelé », de Jean Anouilh (1962)
  41. Page 41 : « Le Lévrier », de Jean Anouilh (1962)