Un jour, un Chien, un fier menteur,
Mauvais, rusé, trompeur, tricheur,
Fit assigner une Brebis:
En justice il la traduisit
Pour, disait-il, avoir gardé
Un pain qu’il lui aurait prêté.
La Brebis, elle, niait tout,
Ne lui devant ni pain ni sou.
Le juge demanda au Chien
S’il pouvait produire un témoin,
Il lui dit qu’il en avait deux -
Le Milan et le Loup: c’est mieux…
Les voilà tous deux amenés,
Prêtant serment, ils ont juré
Que le Chien parlait sans mentir.
Savez-vous pourquoi ils le firent ?
Dans l’espoir d’être bien servis
Si la Brebis perdait la vie.
Le juge, ainsi donc, demanda
A la Brebis qu’il convoqua
Pourquoi elle avait contesté
Qu’un pain lui eût été prêté :
Il n’était plus temps de mentir
Mais de rendre ou s’attendre au pire.
Pour rendre, n’ayant rien à rendre,
La Brebis dut sa laine vendre.
Il faisait froid : elle en est morte.
Le Chien s’en vient, sa laine emporte.
Vient le Milan, il veut sa part,
Puis vient le Loup, un peu plus tard:
La Brebis est mise en quartiers
Et chacun s’en prend sa moitié.
Ainsi a fini la Brebis:
Par son seigneur perdue, trahie.
Cet exemple entend nous montrer
(Et bien des cas puis-je en donner)
Comment par ruse et artifice
On traîne les pauvres en justice.
On fait venir de faux témoins
Qui sur les pauvres se paient bien.
Le malheur d’autrui, peu leur chaut :
Chacun a sa part du gâteau.
Le poème que l’on a coutume d’appeler « Le Chien et la Brebis » est l’œuvre de Marie de France, qui vécut dans la seconde moitié du 12ème siècle et au début du 13ème siècle. Les noms de famille n’existant pas à cette époque, il est difficile de retracer l’histoire de cette femme. Dans l’épilogue d’un recueil de ses 104 fables diffusé vers 1175, elle se présente elle-même en ces termes : « Marie ai num si sui de France » (« J’ai pour nom Marie, et je suis de France »).
Toujours est-il qu’elle est surnommée Marie de France depuis au moins la Renaissance, et qu’elle est la première femme de lettres occidentale à écrire en langue vulgaire. Elle est aussi l’autrice du premier recueil de fables en langue française - œuvre qui lors de sa publication ne porte pas de titre, tout comme d’ailleurs les fables qu’elle contient.
Inspirée par une fable du Latin Phèdre (qui naquit vers 14 avant J.-C. et mourut vers 50 après J.-C.) intitulée « La Brebis, le Chien et le Loup », Marie de France s’attèle à développer la trame de cette histoire dans laquelle c’est un chien qui joue le rôle du méchant. Il est opposé à une brebis innocente, et aidé ici dans sa fourberie par deux compères : au loup déjà présent dans la version de Phèdre vient s’ajouter un deuxième carnassier, le milan.
La scène se déroule donc dans un tribunal d’animaux, où un chien malhonnête accuse à tort une brebis de ne pas lui avoir rendu un pain qu’il lui aurait prêté. Alors que celle-ci nie tout en bloc, le juge demande à l’accusateur de faire venir d’éventuels témoins. Bien qu’on leur demande de prêter serment, le milan et le loup mentent alors sans scrupules. L’autrice souligne que leur attitude n’est pas dénuée d’arrière-pensée, et plus précisément qu’elle est motivée par la cupidité : ils espèrent obtenir une part du butin si la brebis perd la vie.
C’est effectivement ce qui se produit, puisque cette dernière est condamnée à rembourser le chien. N’ayant pas d’argent, elle se voit contrainte de vendre sa laine et finit par mourir de froid. Naturellement, les trois compères se partagent le butin, et c’est cette fois-ci sur la trahison du chien de berger que l’écrivaine insiste : « Ainsi a fini la Brebis, / Par son seigneur perdue, trahie ».
Ici, pas de punition divine pour les traîtres et les menteurs : cette fin malheureuse est très différente de celle imaginée par Phèdre. Elle permet à Marie de France de s’insurger dans sa morale contre l’injustice sociale, et plus précisément l’exploitation par les puissants des pauvres, traînés en justice grâce à de faux témoignage et dépouillés de leurs biens. À en croire l’autrice (« Et bien des cas puis-je en donner »), cette pratique était fréquente dans la société féodale française.