Un Loup quidam et féroce et vorace,
D'un troupeau décimait la race,
Et dans le fond des bois trouvant un sûr réduit,
Se régalait le jour du butin fait la nuit.
Du Berger, de son Chien l'active surveillance
N'y pouvaient rien ; le Loup faisait bombance
Se moquant à la fois du Chien et du Berger.
Un jour cependant Pied léger
(C'était le nom du Chien) dénicha le repaire
Du Loup. « Voyons un peu, ça, suspendons la guerre,
Dit-il, pour un instant cessons d'être ennemis,
Et raisonnons comme deux bons amis. »
« Si je ne fais un rêve,
Tu voudrais une trêve,
A dit le Loup, tope-là ; je veux bien. »
Alors ainsi parlementa le Chien : -
« Comment comme le tien un esprit intrépide,
Peut-il donc attaquer espèce si stupide ?
Des crocs comme tes crocs devraient du sanglier,
Ouvrir la jugulaire, et c'est t'humilier
Que de chercher si bas en ta sauvage joie,
De mes pauvres tondus à faire ainsi ta proie ;
Les tyrans sont poltrons, aussi bien qu'oppresseurs,
Sois bon ; compassion est vertu des grands cœurs. »
« Écoute, dit le Loup, et pèse bien ma glose :
Il n'est aucun effet sans cause :
Nature nous a fait des mangeurs fort gloutons,
Voilà pourquoi, mon vieux, nous aimons les moutons ;
Mais si tu veux plaider pour la race bêlante,
Porte à ton maître aussi ta parole émouvante ;
Dis-lui qu'un Loup peut bien croquer parfois
Quelques brebis, quand l'homme en égorge à la fois,
Et centaine et millier.
Et sans qu'il s'en repente,
Mieux vaut franc ennemi
Qu'un faux et qu'un perfide ami. »
(Traduction : Jean-Baptiste François Ernest de Chatelain, dit Chevalier de Chatelain)
« Le Chien de berger et le loup » est une fable du poète et dramaturge britannique John Gay (1685-1732). Surtout connu en-dehors de son pays pour avoir écrit le livret (c’est-à-dire le texte) de L’Opéra des gueux (1728), dont le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) s’est inspiré pour son Opéra de quat’ sous (1928), John Gay est également le premier Britannique à avoir écrit des fables en vers. Celles-ci jouissent d’ailleurs aujourd’hui encore d’une grande popularité au Royaume-Uni.
Elles se distinguent en outre par le fait que leur auteur ne s’inspire pas d’histoires déjà existantes, tandis que jusqu’alors la plupart des fabulistes puisaient abondamment leur inspiration dans des sources antiques - à commencer par le grec Ésope et le latin Phèdre. Le 18ème siècle marque à ce titre un tournant dans l’histoire de ce genre littéraire, et John Gay en est l’un des instigateurs.
« Le Chien de berger et le loup » porte le numéro 17 dans le premier volume de ses Fables, publié en 1727. Comme son titre l’indique et comme dans beaucoup de fables mettant en scène un chien de berger, ce dernier y est confronté à un loup.
Dans la première strophe, l’auteur expose la situation : malgré la présence d’un chien de berger, un loup « féroce et vorace » parvient à décimer jour après jour un troupeau de brebis, trouvant ensuite refuge dans une cachette au fond des bois.
Nommé « Pied léger », le chien apparaît dans la deuxième strophe, alors qu’il est parvenu à débusquer le loup. Optant pour la voie de la diplomatie, il propose une trêve dans le conflit qui les oppose. Le loup accepte le marché, et les négociations commencent.
La troisième strophe correspond au discours du chien, qui expose ses arguments pour défendre ses intérêts, c'est-à-dire protéger le troupeau dont il est responsable. Sa stratégie consiste à souligner le manque de courage du loup, à qui il reproche de s’abaisser à attaquer des proies bien trop faciles pour son « esprit intrépide » et ses crocs. Au lieu des brebis, il devrait s'en prendre à des adversaires nettement plus dignes de lui, comme des sangliers. « Les tyrans sont poltrons aussi bien qu’oppresseurs », conclut-il, ce qui pourrait constituer une première morale à l’histoire. Après avoir encouragé le loup à se montrer bon, il ajoute une autre formule digne du même statut : « compassion est vertu des grands cœurs ».
Toutefois, ce ne sont pas ces arguments ni ces deux morales que le lecteur doit retenir, car au final c’est le loup qui a le dernier mot. C’est lui en effet qui a la parole dans la dernière strophe et ne manque pas alors de contre-attaquer, sans même d’ailleurs se donner la peine de répondre aux arguments du chien. Il explique ainsi qu’il est tout simplement dans la nature des loups d’être « gloutons », raison pour laquelle ils mangent les moutons. Mais surtout, les humains ont beau jeu de leur reprocher d’en égorger quelques-uns de temps à autres, quand eux le font par milliers, qui plus est sans jamais la moindre repentance. Le loup souligne donc ainsi l’hypocrisie du jugement qui est porté sur lui, et termine son propos en donnant la morale de l’histoire : « Mieux vaut franc ennemi / Qu'un faux et qu'un perfide ami ».
Ainsi, c’est lui qui au final a le beau rôle, tandis que le chien apparaît comme le représentant de la duplicité des humains, qui se posent comme défenseurs du bien en prétendant protéger des brebis pour mieux ensuite les tuer et les manger.