Qu'ai-je fait, pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître ?
Le bel état où me voici !
Devant les autres chiens oserai-je paraître ?
Ô rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous ferait choses pareilles ?
Ainsi criait Mouflar, jeune Dogue ; et les gens,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyait perdre : il vit avec le temps
Qu'il y gagnait beaucoup ; car étant de nature
À piller ses pareils, mainte mésaventure
L'aurait fait retourner chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée ;
Chien hargneux a toujours l'oreille déchirée.
Le moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui
C'est le mieux. Quand on n'a qu'un endroit à défendre,
On le munit, de peur d'esclandre :
Témoin maître Mouflar armé d'un gorgerin,
Du reste ayant d'oreille autant que sur ma main ;
Un Loup n'eût su par où le prendre.
« Le Chien à qui on a coupé les oreilles » est un poème du célèbre auteur français Jean de le Fontaine (1621-1695). Il porte le numéro 8 dans le livre X du deuxième tome de ses Fables, qui fut publié en 1678. Contrairement à nombre d’entre elles, il ne semble pas inspiré d’une histoire déjà existante.
Comme son titre l’indique, son personnage principal est un représentant de la gent canine dont on a coupé les oreilles. L’histoire commence par ses lamentations : il en veut à son maître de l’avoir fait mutiler, et sa colère s’étend aux humains en général. Il est difficile de ne pas compatir à la douleur de ce dogue nommé Mouflar (le mot « moufle » désigne à cette époque un gros visage rond), d’autant que ceux qui l’ont fait souffrir semblent pour leur part totalement indifférents à son malheur.
Toutefois, ce chien comprend dans un deuxième temps les bénéfices qu’il peut tirer de cette mutilation. Se dégage alors de l’histoire une première morale implicite : parfois, il y a en réalité dans quelque chose qui semble à première vue négatif des avantages qui dépassent les inconvénients.
En effet, Mouflar est de nature belliqueuse, ayant tendance à « piller » (c'est-à-dire à mordre) ses congénères. Il comprend donc que, s’il avait toujours ses oreilles, elles seraient altérées « en cent lieux » par des morsures que ces derniers lui auraient assénés. En effet, comme le rappelle l’auteur dans un alexandrin devenu un proverbe, « chien hargneux a toujours l’oreille déchiré ».
Vient alors la morale : l’histoire de Mouflar, dont on a en réalité coupé les oreilles pour le protéger, enseigne qu’il faut parfois consentir à de douloureux sacrifices pour se protéger ou protéger ses biens.
Les derniers vers voient le personne principal réapparaître, pour illustrer la morale, « armé d’un gorgerin », mot qui désigne la partie d’une armure visant à protéger le cou d’un humain, et par extension un collier épais défendant la gorge d’un chien. Il dispose ainsi d’une double protection contre d’éventuels agresseurs.
Dans cette histoire originale, La Fontaine met donc l’accent sur un trait de caractère du meilleur ami de l’Homme qui est rarement évoquée dans les fables : son éventuelle agressivité. Il justifie par ailleurs une pratique qui, trois siècles et demi plus tard, continue de faire débat : l’otectomie, c’est-à-dire le fait de tailler les oreilles d’un chien.