La brebis et le chien, de tous les temps amis,
Se racontaient un jour leur vie infortunée.
Ah ! Disait la brebis, je pleure et je frémis
Quand je songe aux malheurs de notre destinée.
Toi, l'esclave de l'homme, adorant des ingrats,
Toujours soumis, tendre et fidèle,
Tu reçois, pour prix de ton zèle,
Des coups et souvent le trépas.
Moi, qui tous les ans les habille,
Qui leur donne du lait, et qui fume leurs champs,
Je vois chaque matin quelqu'un de ma famille
Assassiné par ces méchants.
Leurs confrères les loups dévorent ce qui reste.
Victimes de ces inhumains,
Travailler pour eux seuls, et mourir par leurs mains,
Voilà notre destin funeste !
Il est vrai, dit le chien : mais crois-tu plus heureux
Les auteurs de notre misère ?
Va, ma sœur, il vaut encor mieux
Souffrir le mal que de le faire.
« La Brebis et le Chien » est une œuvre de l’écrivain français Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), surtout resté dans les mémoires pour ses Fables, publiées en 1792. Ce poème où alternent alexandrins et octosyllabes porte le numéro 1 dans le livre II de ce recueil.
Comme assez souvent dans les fables avec un chien, ce dernier interagit avec une brebis. Toutefois, contrairement à ce qu’on observe dans les autres œuvres de ce genre, leur interaction n’est pas conflictuelle : au contraire, ce sont deux amis « de tous temps » qui se parlent, échangeant sur leurs malheurs – et plus précisément sur ce que les humains leur font subir.
Florian fait d’abord parler la brebis. Elle commence en s’apitoyant non pas sur son propre sort, mais sur celui de son ami le chien, dont elle brosse un portrait mitigé : elle souligne ses qualités (tendresse et fidélité), mais le présente comme un « esclave » « soumis » adorant des ingrats qui le récompensent pour ses efforts en le battant, voire en le tuant. De fait, son propos porte en réalité sur la situation de la gent canine en général.
Elle poursuit en décrivant le sort tout aussi pitoyable qui est le sien : elle donne aux humains sa laine et son lait ainsi que de l’engrais pour leurs terres, mais ils la remercient en tuant chaque jour un nouveau membre de sa famille.
Elle décrit ainsi les deux espèces comme « victimes » des Hommes, qu’elle va jusqu’à qualifier d’inhumains.
Les quatre derniers vers du poème correspondent à la réponse du chien. Il ne conteste pas les propos de la brebis, mais apporte une réflexion qui aboutit à la morale de cette fable : les bourreaux ne sont pas plus heureux que les victimes, et mieux vaut par conséquent endurer le mal que le faire.
Bien que cette histoire soit originale, il est possible que Florian ait trouvé son inspiration dans une autre fable intitulée pour sa part « Le Chien de berger et le Loup », publiée en 1727 par l’écrivain britannique John Gay (1685-1732) et qui est vraisemblablement la première fable à souligner le traitement cruel des brebis par l’Homme. Cependant, c’est dans celle-ci un loup qui pointe l’hypocrisie des humains, et les chiens y sont accusés d’être leurs émissaires. Le loup est également présent dans le texte écrit par Florian, mais est présenté au contraire comme un « confrère » de l’Homme, qui ne manque pas de s’en prendre lui aussi aux brebis.