Visiblement pour l’exhiber,
Par les rues on menait
Un Éléphant.
On sait que l’Éléphant est chez nous peu courant.
Aussi tous les badauds en foule étaient derrière.
Venu Dieu seul sait d’où, un Carlin les rencontre
Aperçoit l’Éléphant et, sans plus de manières,
Il se jette après lui,
Aboie, glapit et montre
Que lui chercher querelle est son premier souci.
« Cesse donc, ô voisin, ceci est ridicule,
Lui dit un Chien errant.
Est-ce à toi, un carlin, de jouer les Hercule
Auprès d’un éléphant ?
Vois, déjà tu t’enroues et lui va de l’avant,
Sans se presser
Ni remarquer aucunement
Ton aboiement.
— Hé hé ! lui répond le Carlin.
C’est justement cela qui me donne du cœur.
Car je puis désormais, sans m’exposer en vain,
Passer aux yeux de tous pour un grand batailleur.
Aux chiens de dire, parlant de moi :
Ah, le Carlin, que son courage est grand :
Il aboie contre un Éléphant ! »
(Traduction : Alain Prechac)
« L’Éléphant et le Carlin » est un poème du fabuliste russe Ivan Krylov (1769-1844). Déjà très appréciées du vivant de l’auteur, ses 127 fables jouissent encore d’une grande popularité en Russie ; d’ailleurs, nombre d’entre elles sont à l’origine d’expressions qui font désormais partie intégrante de la langue russe. Krylov s’inspire beaucoup pour ses premières œuvres du Grec Ésope (qui vécut aux 7ème et 6ème siècle avant J.-C.) ainsi que du Français Jean de La Fontaine (1621-1695), mais se détache ensuite rapidement de ces sources pour imaginer ses propres histoires. C’est clairement le cas dans « L’Éléphant et le Carlin », qui porte le numéro 9 dans le livre III de ses Fables, publié en 1815.
On note dès la lecture du titre une spécificité qui illustre un tournant dans l’histoire des fables avec un chien : le personnage principal y est désigné par le nom de sa race. En outre, le fait qu’il s’agisse d’un Carlin, c'est-à-dire d’un animal destiné simplement à la compagnie, reflète une deuxième évolution importante. En effet, ces fables mettaient jusqu’alors en scène des chiens destinés à accomplir diverses tâches : la garde des biens ou des personnes, la chasse, la protection des troupeaux… Celle-ci est donc très révélatrice de son époque, marquée par un changement de la façon dont on considère la gent canine, du moins au sein des milieux aisés : à partir du 19ème siècle, il devient de plus en plus courant d’adopter un chien simplement pour la compagnie qu’il procure plutôt que pour lui confier tel ou tel travail à effectuer.
Contrairement à ce que le titre semble laisser croire, ce n’est pas avec un éléphant que le Carlin est directement en interaction, mais avec un troisième personnage : un chien errant.
Dans les deux premières strophes, Krylov expose le contexte. Alors qu’un éléphant est mené à travers les rues pour une sorte de parade, un petit Carlin appartenant vraisemblablement à une famille noble ou bourgeoise apparaît et, à grand renfort d’aboiements, fait mine de vouloir l’agresser.
Un chien errant qui assiste à la scène s’adresse alors à son congénère en lui disant que son comportement est ridicule : il s’époumone à en avoir la voix enrouée alors que le gigantesque éléphant ne remarque même pas sa présence, et moins encore ses provocations.
La réponse du Carlin a de quoi surprendre : il explique que c’est précisément parce qu’il sait que l’éléphant ne le remarquera même pas et qu’il ne craint rien qu’il aboie après lui. De cette façon, il pourra se vanter après des autres chiens d’avoir eu le courage de défier un éléphant, sans avoir en réalité pris le moindre risque.
Comme dans d’autres fables du 18ème siècle, notamment « Le Roquet, le cheval et le chien de chasse » (1727) du Britannique John Gay (1685-1732) ou « Le Petit Chien » (1792) du Français Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), ce petit chien qui aboie fort incarne l’arrogance, et plus précisément ici la vantardise. Toutefois, en mettant en opposition cet animal de compagnie vraisemblablement issu d’un milieu aisé à un chien des rues dont la voix est celle du bon sens, Krylov confère à son histoire une portée beaucoup plus sociale que celles de ses prédécesseurs.