Par dépit, par humeur, et peut-être pour rien,
Un Aveugle se mît à quereller son Chien.
Maudit mâtin que je déteste,
Que gagné-je en te nourrissant ?
Glouton ! quinteux fainéant !
Hargneux ! poltron, et le reste !
Car, nombrer tes défauts ! tu les rassembles tous ;
Peux-tu faire un seul pas, sans faire une sottise ?
Dans le chemin, où tu vas à la guise,
Où l’on nous prendrait pour des fous,
Devant mes pieds, toujours quelques cailloux ;
Devant mon nez, une branche de houx ;
Traversons-nous quelque village,
Contre les passants tu fais rage,
Tu prends querelle avec tout le canton ;
Tu mords un chien, tu happes la poularde ;
On crie haro sur le glouton :
Mes jambes sont la sauvegarde ;
J’attrape les coups de bâton.
C’en est trop. A ces mots, notre aveugle en colère
Envoya son Chien à Pluton.
Il se lève, privé de son guide ordinaire,
Comptant marcher d’un pas bien sûr,
Il donna du nez contre un mur.
Le Chien ne fit pas seul son lugubre voyage,
Il trouve en son chemin un autre personnage ;
C’était un Vizir africain.
Qu’un despote aveuglé par un excès de rage
Avait député du rivage
D’où nous tirons le maroquin.
« L’Aveugle et son chien » est une fable de Jacques Cazotte (1719-1792), écrivain français resté dans les mémoires pour avoir été guillotiné du fait de ses opinions contre-révolutionnaires, mais aussi pour avoir écrit le roman Le Diable amoureux (1772), qui lui vaut d’être considéré comme l’un des pionniers du genre fantastique en France. Il est également l’auteur de poèmes, parmi lesquels « L’Aveugle et son chien », figurant parmi les cinquante fables publiées en 1788 dans le recueil Œuvres badines et morales, qui regroupe la majeure partie de son œuvre.
Comme bien souvent dans les fables avec un chien depuis l’Antiquité, le meilleur ami de l’Homme est ici présenté dans l’un des rôles qu’il est susceptible d’occuper au service de ce dernier. Toutefois, celle-ci se démarque par son originalité, car Cazotte choisit de mettre en avant un usage bien plus rare que ceux fréquemment évoquées par ses prédécesseurs : le personnage principal de cette histoire ne sert pas à monter la garde, à protéger des troupeaux ou à chasser : c'est un chien guide d’aveugle. Et comme c’est très souvent le cas dans les fables comparables, il se retrouve confronté à son maître.
En effet, ce dernier se met à le réprimander injustement, en lui attribuant de nombreux défauts : gourmandise, paresse, agressivité et lâcheté. Comme si cela ne suffisait pas, il l’accuse également de mal faire son travail, en le faisant passer dans des endroits difficiles d’accès ou en se montrant hargneux envers les animaux ou humains qu’il croise sur son chemin, ce qui fait que lui-même est mal considéré par les passants.
Très en colère, l’homme finit par envoyer son chien à Pluton, le dieu des Enfers dans la mythologie romaine – c’est-à-dire que selon toute vraisemblance il le tue. Cet accès de méchanceté gratuite est immédiatement sanctionné par le destin : pensant pouvoir continuer à se déplacer sans l’aide de son guide, il se met à avancer mais se heurte aussitôt à un mur.
Contrairement à la plupart des fables de Cazotte, cette histoire ne contient pas de morale. À ce stade du récit, on pourrait penser qu’elle entend simplement affirmer que se comporter de manière injuste est réprimandé par une sorte de force divine ou cosmique.
Toutefois, l’histoire ne s’arrête pas là. Dans son « lugubre voyage » vers les Enfers ou l’au-delà, le chien rencontre un vizir ayant subi le même sort que lui, victime pour sa part d’un « despote aveuglé par un excès de rage ». On comprend aisément le parallèle entre les deux histoires : le chien est ici utilisé à titre symbolique pour dénoncer les injustices que peut subir un humain quand le travail qu’il réalise est mésestimé par un supérieur qui, à l’instar de l’aveugle, ne se rend pas compte de la valeur voire même du caractère indispensable de celui-ci.
On peut d’ailleurs rapprocher cette fable de Cazotte et celle intitulée « Le Maître et le chien » publiée en 1779 par son contemporain polonais Ignacy Krasicki (1735-1801). En effet, dans cette histoire qui porte elle aussi sur l’appréciation du travail des autres, un valeureux chien de garde se fait injustement battre par son maître.