Étude de l'origine et de l'évolution historique des mots, retraçant leur formation et leurs transformations à travers les langues et les époques, l’étymologie est une science fascinante qui analyse les racines, les emprunts et les changements de sens.
En l’occurrence, les chiens vivant au plus près des humains depuis environ 30.000 ans, il n’est pas étonnant que le mot qui les désigne ait une origine très ancienne et une histoire très riche.
Mais en quoi consistent exactement ces dernières ? Comment et quand ce terme est-il apparu exactement, puis comment a-t-il évolué ?
Le mot « chien » a manifestement une origine étymologique très ancienne. En effet, la majorité des linguistes s’accordent à dire qu’il dérive du proto-indo-européen.
Le proto-indo-européen est une langue hypothétique, c'est-à-dire non attestée par des preuves écrites mais dont l’existence est supposée et/ou qui a été (comme c’est le cas en l’occurrence) reconstituée par les linguistes. Elle serait l’ancêtre de nombreuses autres qui existent aujourd’hui notamment en Inde et en Europe. Elle aurait été parlée entre 4500 et 2500 avant J.-C. par un peuple nomade, probablement dans les steppes eurasiatiques.
La majorité des linguistes tentant de reconstruire le proto-indo-européen en se basant sur des comparaisons entre les langues qui en seraient issues s’accordent à dire qu’une grande partie des termes désignant le chien dans les langues indo-européennes actuelles découleraient d’une même racine : « ḱwōn » (ou « kwon »).
Une racine désigne la partie fondamentale d’un mot qui porte le sens principal et ne peut être décomposée davantage. En l’occurrence, « ḱwōn » (ou « kwon ») aurait signifié « chien », ou de façon plus générale « canidé ».
À partir d’environ 3000 ans avant J.-C., des changements phonétiques progressifs dans le proto-indo-européen aboutirent à une séparation en différentes branches linguistiques, c'est-à-dire des familles de langues étroitement apparentées : indo-iraniennes, helléniques, balto-slaves…
C’est ainsi que diverses évolutions de « kwōn » auraient commencé à se développer vers 2000 avant J.-C, et firent progressivement leur apparition entre 1 500 avant J.-C. et 600 après J.-C. dans des textes de diverses langues :
On retrouve d’ailleurs ce dernier terme dans le nom du Welsh Corgi Cardigan et du Welsh Corgi Pembroke, deux célèbres races de chien galloises. En effet, celui-ci est forgé à partir de ci ainsi que de cur ou cor, qui signifie « nain ». Linguistiquement parlant, le Corgi est donc un « chien nain ».
Très proche de la racine proto-indo-européenne « ḱwōn », le mot « kýôn » était employé en grec ancien (soit entre le 9ème siècle avant J.-C. et le 6ème siècle après J.-C.) pour désigner les chiens. On le retrouve encore aujourd’hui dans différents mots de français relatifs à ces derniers, ainsi que dans l’adjectif « cynique ».
Le génitif (complément du nom) grec « kynos » a donné naissance à plusieurs mots français de l’univers canin :
On le retrouve également dans plusieurs mots relatifs aux végétaux et aux animaux ayant un lien (moins évident) avec la gent canine :
Plus curieusement, kynos est également à l’origine du mot français « cynique », qui apparut en français au 14ème siècle. En effet, ce terme provient du latin cynicus, qui est lui-même la transcription du grec kunikos.
Signifiant littéralement « qui concerne le chien », ce dernier était utilisé dans la Grèce antique pour désigner les philosophes de l’école d’Antisthène (vers 440-362 avant J.-C.) et de Diogène (vers 413-323 avant J.-C.), qui affichaient une attitude d’indépendance intellectuelle et morale. Le mot « cynique » était également employé exclusivement dans ce cadre jusqu’au 17ème siècle.
Les avis divergent quant à l’étymologie du terme kunikos. La comparaison avec le chien pourrait s’appuyer sur la rudesse de la vie que menaient ces philosophes, ainsi que sur leur attitude moqueuse et hargneuse. Toutefois, il est plus probable qu’il soit simplement une référence au Cynosarge (« Le Chien gris »), le gymnase de l’Athènes antique où enseignait Antisthène.
D’après le Dictionnaire historique de la langue française du lexicographe Alain Rey (1928-2020), le mot aurait pris spontanément son sens courant d’« effronté, sans principe » à partir du 17ème siècle, par analogie avec le comportement des philosophes cyniques.
Dans la Rome antique (soit entre 753 avant J.-C. et 476 après J.-C.), le mot employé pour désigner les chiens était canis. Même si ce point ne fait pas l’objet d’un consensus absolu, il est fort probable que ce mot découle de la racine proto-indo-européenne « kwōn », tout comme kýôn chez les Grecs.
C’est l’accusatif (complément d’objet direct) de canis, c'est-à-dire canem, qui est à l’origine du mot français « chien ». En effet, il se serait déformé au fil du temps via trois mécanismes complexes : palatalisation (par chuintement, le son [k] devient [ʃ]), diphtongaison (le A qui se dédouble en deux voyelles) et nasalisation de la voyelle finale. Cette combinaison est très rare, bien que l’on trouve un exemple assez similaire avec la transformation du mot latin capra (« chèvre ») pour former « chievre » en ancien français.
Dans son Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (1928-2020) affirme que la forme « chen » est attestée dès 1080, puis évolua rapidement en « chien » au 12ème siècle.
« Chien » n’est pas le seul mot français dérivé de canis : il en existe en réalité un nombre assez conséquent. « canin », « canine », « canidé » et « chiot » sont assez évidents, mais d’autres en revanche sont plus inattendus :
Il est intéressant au passage de souligner qu’au 14ème siècle, la forme anglo-normande de « chenil » était kenil : c’est de ce mot qu’est issu l’anglais kennel, qui signifie aussi bien « pension pour chien » que « niche »…
Issu du latin canis, le mot « chien » a lui-même donné naissance à plusieurs dérivés surprenants :
Un petit tour sur une application de traduction comme Mondly permet d'observer que les mots utilisés pour désigner le meilleur ami de l’Homme dans les différentes langues européennes sont assez variés. On peut néanmoins remarquer des similitudes au sein de certaines branches de langues issues du proto-indo-européen – en particulier les langues latines et les langues germaniques.
Sans surprise, il n’y pas qu’en français que le mot désignant les chiens est un dérivé du latin canis : c’est le cas également dans beaucoup d’autres langues latines, c'est-à-dire issues du latin vulgaire.
On dit ainsi par exemple :
Il en va en revanche autrement du terme castillan perro. Son origine reste mystérieuse, car il n’en existe aucun cognat, c'est-à-dire qu’aucun mot d’une autre langue n’a la même origine. L’hypothèse la plus probable est qu’il ait été construit à partir d’une onomatopée répandue pour appeler un chien, mimant elle-même les grognements de ce dernier.
Le terme le plus fréquemment employé en occitan, catalan et aragonais, gos, ne descend pas non plus du latin canis. Bien qu’il n’y ait aucune certitude à ce sujet, l’hypothèse la plus communément admise est qu’il découle lui aussi d’une onomatopée couramment employée pour appeler l’animal.
D’après les linguistes, la racine proto-indo-européenne « ḱwōn » aurait donné hundaz en proto-germanique, une langue hypothétique (c'est-à-dire dont l’existence n’est pas attestée par des preuves écrites) reconstituée par les linguistes et qui serait l’ancêtre des langues germaniques actuelles. Elle aurait été parlée entre 750 avant J.-C. et 300 après J.-C. par les peuples germaniques, alors qu’ils se trouvaient concentrés dans le nord de l’Europe.
Hundaz aurait à son tour évolué en :
En vieil anglais, la langue employée en Angleterre du 5ème au 11ème siècle, le mot hund désignait tout type de chien. Dans le moyen anglais, c’est-à-dire entre le 11ème et le 13ème siècle, ce mot évolua lentement pour devenir hound. Enfin, au 13ème siècle, ce dernier terme se mit à n’être plus employé que pour désigner les chiens de chasse, un sens qu’il conserve encore aujourd’hui. On le retrouve d’ailleurs dans plusieurs noms de races anciennes réputées pour cette activité : le Deerhound, le Foxhound, le Greyhound, l’Otterhound…
Quant au mot dog, il est issu d’un terme apparu tardivement en vieil anglais, plus précisément entre le 9ème et le 11ème siècle : docga. L’origine de ce dernier demeure un grand mystère, car il n’a pas de cognat, c'est-à-dire qu’aucun mot d’une autre langue n’a la même origine. Quoi qu’il en soit, au fil des siècles, docga puis dog en sont venus à supplanter hound pour désigner un chien de façon générale.
D’après le Dictionnaire historique de la langue française du lexicographe Alain Rey, le mot français « dogue » fut emprunté à l’anglais dog vers la fin du 14ème siècle, et on suppose qu’il désignait au départ une race de chien particulière originaire d’Angleterre. Environ un siècle plus tard, il prit son sens actuel pour désigner certaines races de molosses caractérisées par leur puissance et leur apparence imposante.
Derrière le mot « chien » se cache une fascinante odyssée linguistique ancrée dans la richesse des langues indo-européennes. Issu du latin canis, il a traversé les siècles et s’est adapté alors aux évolutions phonétiques et culturelles du français.
Si on élargit la focale tout en remontant encore plus loin dans le temps, la traduction de « chien » dans différentes langues européennes permet non seulement de retrouver cette racine latine dans plusieurs d’entre elles, mais aussi encore au-delà une racine proto-indo-européenne commune aux langues latines et à de nombreuses autres, notamment les langues germaniques : « ḱwōn ».
Ainsi, l’étymologie du mot « chien » rappelle en quelque sorte la relation millénaire entre l’Homme et l’animal.