« Animalités », de Paul Valéry (1941)

La couverture du recueil «Mélange », écrit par Paul Valéry

Texte du poème « Animalités »

I

Si des enfants jouent à s’attraper, il arrive que le poursuivi s’avise de gagner un obstacle comme un gros arbre ou une table ronde et fixe, et de tourner autour en prenant la vitesse contraire de l’adversaire — qui ne l’atteindra jamais.

Or, jamais cette idée ne vient à un animal poursuivi (?).

Les ruses de certain gibier. Il serait curieux de chercher à tracer le cercle des idées que peuvent inventer les animaux.

 

II

Tout le chien est dans son regard. Il se jette sur moi avec un regard de même élan affectueux que son mouvement. Il est indivisé.

 

III

Les lions ont quelque chose d’hommes farouches et bornés qui ne se voit pas dans les autres animaux. Le tigre n’a rien de cet aspect.

 

IV

Il est des animaux dont le destin est de suivre, le nez sur la terre, le fil d’une sorte de pensée.

Ce fil est tressé de brins olfactifs et de fragments visuels qui se succèdent, liés par une attente seulement et un échange de oui et de non, muets le long de la voie.

Ce fil est dévidé par l’allure, le petit trot, lui-même prêt à être modifié sur un incident.

Ils ont leur marche pour temps.

Ge fil de l’intérêt immédiat — rompu par le sommeil, et devenu rêve.

La veille a un fil conducteur. C’est-à-dire qu’un incident quel qu’il soit n’arrive pas (par sa perception) à transformer du tout au tout les choses ; c’est là la veille.

 

V

Les animaux qui font le plus horreur à l’homme, qui l’inquiétent parfois jusque dans ses pensées, le chat, la pieuvre, le reptile, l’araignée... sont ceux dont la figure, l’œil, les allures ont quelque chose de 'psychologique. Ils agissent sur les nerfs par je ne sais quel charme sinistre et quel aspect énigmatique, comme s’ils étaient eux-mêmes de hideuses arrière-pensées. Même tués, même écrasés, ils font peur ou ils engendrent un malaise fort étrange.

Ces antipathies toutes-puissantes font voir qu’il y a en nous une mythologie, une fable latente — un folklore nerveux, difficile à isoler, car il se confond sur ses bords, peut-être, avec des effets de la sensibilité qui, eux, sont purement moléculaires, extra psychiques. Ainsi le grincement, l’agacement, l’impossibilité réalisée, certaines imitations forcées, la chatouille — toutes choses qui provoquent d’insupportables défenses (ce sont les défenses qui sont réellement pénibles).

Ce monde-là est très obscur, très important — le danger n’est pas proportionné aux réactions qu’il provoque — ces réactions constituent le réel danger.

 

VI

Regard de l’animal.

Ce regard de chien, chat, poisson me donne l’idée d’un point de vue, d’un être-vu-par, et par suite, d’un coin réservé, d’un intime ou quant-à-soi, d’une chapelle où ne sont pas des choses que je sais et où sont des choses que je ne sais pas.

J’ignore de quoi je suis signe dans ce coin-là. Il y a là un mode de me connaître. Et je suis forcé de me considérer comme un mot dont j’ignore le sens dans un système animal d’idées.

Le regard de l’autre vivant est la plus étrange des rencontres. S’entre-regarder. Cette connivence, collinéation, double négation virtuelle !

A voit B qui voit A.

B voit A qui voit B.

Quelle merveille ce regard mutuel !

Regardez-vous donc longtemps sans rire ! Comment supporter d’être un peu de temps inscrits l’un dans l’autre — durée d’une contradiction.

 

VII

L’animal en fureur, en frénésie, donne de la tête, des membres, des mâchoires, agit par chocs, par assauts, par vis viva, tellement que tout son être est comme le projectile, la massue, la pince, le bélier et les trompettes d’une excitation, laquelle a toutes ces machines pour instruments.

Informations sur l'auteur et explications

 « Animalités » est une œuvre de l’illustre écrivain, poète et philosophe français Paul Valéry (1871-1945). Il figure dans la section « Instants » du recueil Mélange, publié en 1941 et que son auteur présente en ces termes : « Prose, vers, souvenirs, images ou sentences / Ce qui vint du sommeil, ce qui vint des amours / Ce que donnent les dieux comme les circonstances / S’assemble en cet Album de fragments de mes jours ».

 

Réflexions sur l’animalité en général et celle de certains animaux en particulier, ce texte poétique est divisé en sept sections. Le chien y est évoqué dans les sections II et VI.

 

La section II débute par une phrase célèbre, largement reprise, citée et commentée : « Tout le chien est dans son regard ». Comme souvent dans les poèmes avec un chien, ce sont donc les yeux qui sont au centre de l’attention du poète. Pour Valéry, ils concentrent en eux toute la nature de cet animal, et on y voit toute son affection.

 

Du général, on passe ensuite au particulier. En effet, dans la phrase suivante, l’auteur décrit comment son propre animal lui fait la fête : le regard affectueux et l’élan affectueux ne font qu’un. Le chien est honnête, sincère, entier : incapable de duplicité, il est « indivisé ».

 

Dans la section VI, c’est le regard de tous les animaux (« chien, chat, poisson ») qui est évoqué. Valery y voit une altérité et un mystère impossibles à percer (« une chapelle où ne sont pas des choses que je sais et où sont des choses que je ne sais pas »). Le regard évoque le « mode » de pensée de l’animal, son « système […] d’idées » qui est totalement étranger à l’humain.

 

Le poète s’interroge aussi sur la façon dont le perçoit cet « autre vivant ». En effet, un animal est « autre », dans le sens où il est différent d’un humain, mais en tant qu’être vivant, il est également son semblable. De là découle une contradiction : il y a dans l’échange de regards à la fois « connivence » et « négation ».

 

C’est donc principalement sur les yeux du chien que Paul Valéry se concentre dans ce texte : un regard qui porte en lui la contradiction d’un être à la fois semblable à l’Homme et différent de ce dernier, dans lequel le poète perçoit l’expression de l’affection et de la sincérité absolues.