« À Niebla, mon chien », de Rafael Alberti (1939)

Texte du poème « À Niebla, mon chien »

La couverture du recueil « De un momento a otro », écrit par Rafael Alberti

«Niebla», tú no comprendes: lo cantan tus orejas, 

el tabaco inocente, tonto, de tu mirada, 

los largos resplandores que por el monte dejas, 

al saltar, rayo tierno de brizna despeinada. 

 

Mira esos perros turbios, huérfanos, reservados, 

que de improviso surgen de las rotas neblinas, 

arrastrar en sus tímidos pasos desorientados 

todo el terror reciente de su casa en ruinas. 

 

A pesar de esos coches fugaces, sin cortejo, 

que transportan la muerte en un cajón desnudo; 

de ese niño que observa lo mismo que un festejo 

la batalla en el aire, que asesinarle pudo; 

 

a pesar del mejor compañero perdido, 

de mi más que tristísima familia que no entiende 

lo que yo más quisiera que hubiera comprendido, 

y a pesar del amigo que deserta y nos vende; 

 

«Niebla», mi camarada, 

aunque tú no lo sabes, nos queda todavía, 

en medio de esta heroica pena bombardeada, 

la fe, que es alegría, alegría, alegría.

Traduction en français du poème « À Niebla, mon chien »

« Niebla », toi tu ne comprends pas : c'est ce que chantent tes oreilles,

le tabac innocent, naïf, de ton regard

et les longs flamboiements que dans le bois tu laisses,

en sautant, tendre éclair de rien échevelé.

 

Regarde ces chiens troubles, orphelins, circonspects,

qui, surgissant soudain des brumes déchirées,

traînent dans leurs timides pas désorientés

tout le récent effroi de leur maison en ruine.

 

Malgré ces fugaces voitures, sans convoi,

qui transportent la mort dans un caisse nue ;

et malgré cet enfant qui observe, réjoui,

la bataille là-haut, qui aurait pu l'assassiner ;

 

malgré le meilleur compagnon perdu, malgré

ma sordide famille qui ne comprend pas

ce que j'aurais voulu surtout qu'elle eût compris,

et malgré cet ami qui déserte et nous vend ;

 

« Niebla », mon camarade,

tu n'en sais rien, bien sûr, mais il nous reste encore,

au milieu de cette héroïque peine bombardée,

la foi, qui est la joie ; la foi : la joie, la joie.

 

(traduction Claude Couffon)

Informations sur l'auteur et explications

 « À Niebla, mon chien » (« A Niebla, mi perro » en version originale) est un texte du poète espagnol Rafael Alberti (1902-1999). Composé durant la guerre d’Espagne (1936-1939), il figure dans la section 4 du recueil De un momento a otro (1939, non disponible en français), intitulée « Capital de la Gloria ». C’est l’un des poèmes de guerre les plus connus de l’auteur.

 

Niebla fut offert à Alberti par le poète chilien Pablo Neruda (1904-1973), avec qui il s’était lié d’amitié. Même si son nom (un mot qui signifie « brouillard » en espagnol) est féminin, les deux compères prirent semble-t-il un malin plaisir à entretenir le flou artistique quant au genre et à la race du chien. Neruda écrit ainsi ceci dans ses mémoires (J’avoue que j’ai vécu, 1974) : « Peu de temps avant la guerre, à Madrid, j’ai offert un chien ou une chienne, je n’ai jamais vraiment su, à Rafael Alberti. […] Ni son sexe, ni sa race, ni la langue dans laquelle il aboyait ne pouvait être connu, tant ébouriffé, embrouillé, emmoustaché et embarbé était ce tas de brouillard qui m’avait suivi depuis ma maison ». Quant à Alberti, les siennes sont intitulées La Arboleda perdida (non disponible en français) et paraissent dès 1959 : il y évoque Niebla tantôt au féminin, tantôt au masculin. En revanche, il se montre plus précis concernant sa race, puisqu’il la présente comme une « chienne de berger irlandaise ». Toutefois, cela semble contradictoire avec une photo de 1936, sur laquelle son compagnon fait plutôt penser à un Irish Wolfhound (Lévrier Irlandais) - qui n’est pas un chien de berger.

 

Toujours est-il que le brumeux Niebla, « mi-brouillard mi-rêve » d’après Neruda, fut donc confié peu de temps avant la guerre civile espagnole à Alberti, communiste fermement engagé dans le camp des républicains et opposé aux nationalistes menés par le général Franco (1892-1975).

 

Dans ce texte composé de cinq quatrains aux rimes croisées, le poète espagnol s’adresse directement à son compagnon alors qu’il contemple les ruines de Madrid, qui fut l’objet de combats acharnés tout au long de la guerre d’Espagne.

 

Dans le premier quatrain, il brosse le portrait du chien, en mettant l’accent sur deux caractéristiques en particulier : d’une part, sa naïveté (« tu ne comprends pas »), qui s’exprime notamment par « le tabac innocent, naïf, de [son] regard » ; d’autre part, sa joie, qui se manifeste principalement par la vivacité de ses mouvements (« les longs flamboiements que dans le bois tu laisses / en sautant, tendre éclair de rien échevelé. »)

 

Dans la deuxième strophe, le joyeux Niebla est mis en opposition avec les chiens de la ville désolée. Ce sont ses pairs, et eux aussi sortent de la « brume » (« neblina »). Mais contrairement à lui, ils se distinguent par la lenteur de leurs mouvements (« traînent dans leurs timides pas désorientés / tout le récent effroi de leur maison en ruines »). Niebla, incarnation de la vie et de la joie, est invité par son maître à regarder ces chiens de la mort, qui partagent la misère des populations civiles victimes de la guerre.

 

Dans les deux quatrains qui suivent, Alberti développe le thème de l’incompréhensible : des voitures qui transportent des bombes, un enfant qui se réjouit du spectacle de la guerre, la famille du poète qui ne comprend pas son engagement politique, la trahison d’un ami. Le chien ne comprend pas la guerre, mais la guerre peut-elle être comprise ?

 

Le premier vers du dernier quatrain, particulièrement bref, rompt la régularité du rythme des alexandrins, mettant en valeur le rapprochement entre l’homme et le chien, facilité par l’humanisation du second, qui devient un semblable du premier, son « camarade ». Niebla ne comprend pas, ne sait pas, mais qu’y a-t-il à comprendre dans la guerre ? Le poète garde néanmoins la foi, et conclut en faisant primer le comportement du chien : « la joie, la joie ».

 

Alberti voit donc dans les chiens l’incarnation de l’innocence et de la joie, mais aussi le symbole de la misère des hommes. Face à l’incompréhensible, ils se retrouvent égaux à ces derniers dans la contemplation du spectacle de la désolation de la guerre, mais leur joie devient synonyme d’espoir.

 

Niebla accompagna son propriétaire tout au long de la guerre d’Espagne. Ce dernier fut toutefois contraint de s’exiler après la victoire des nationalistes de Franco, et le confia alors à la famille de son épouse, l’écrivaine María Teresa León (1903-1988). Les mémoires de cette dernière (Memoria de la melancolía, 1970) semblent indiquer que le chien finit par mourir de vieillesse aux côtés de ses parents. Alberti lui adressa un bouleversant poème d’adieu, également intitulé « À Niebla, mon chien » (« A Niebla, mi perro ») et publié dans le recueil Revenances du vivant lointain (Retornos de lo vivo lejano, 1952).

Dernière modification : 06/27/2025.