L’Homme est d’apparence symétrique, mais les travaux du médecin français Paul Broca à la fin du 19ème siècle ont montré que son fonctionnement est asymétrique. En effet, son cerveau est composé de deux hémisphères jouant des rôles différents, bien que semblables physiquement. Cette asymétrie fonctionnelle est à l’origine par exemple de la préférence de la majorité des êtres humains pour leur main droite, qui se manifeste en particulier dans le cadre de l’écriture.
Qu’en est-il chez le chien ? Peut-il également être droitier ou gaucher ? Comment savoir ce qu’il en est, et quelles sont les conséquences au quotidien ?
Chez l’Homme comme chez les vertébrés en général, le corps est en grande partie symétrique autour de la colonne vertébrale : les membres, les tissus, une partie des organes internes…
Pour autant, deux membres ou organes pairs ne sont pas nécessairement utilisés de manière strictement identique : il existe parfois une préférence manifeste pour un côté. L’exemple le plus parlant est celui de l’écriture : la quasi-totalité des êtres humains écrit toujours avec la même main (très majoritairement celle de droite). Il en va de même lors d’un déplacement (le pied utilisé pour faire le premier pas ou pour prendre son élan est très souvent le même) ou lorsqu’on regarde dans un viseur (c’est spontanément le même œil qu’on choisit pour cela).
Cette préférence inconsciente pour un côté du corps est ce que l’on appelle la latéralité. On parle de gaucher pour exprimer une latéralité orientée vers la gauche, et de droitier lorsqu’elle est orientée vers la droite.
Cette préférence est très marquée chez certains individus, mais l’est nettement moins chez d’autres : ces derniers sont alors qualifiés de peu latéralisés, voire d’ambidextres. Elle peut aussi différer selon les membres et organes concernés : il est par exemple tout à fait possible d’être gaucher de la main et droitier du pied ou de l’œil. C’est ce qu’on appelle la latéralité croisée.
Le fait d’être droitier ou gaucher n’est pas qu’une simple histoire de main, de pied ou d’œil. Ce n’est d’ailleurs même pas une question exclusivement humaine, contrairement à ce que les scientifiques ont longtemps pensé. Il s’agit en fait d’un phénomène lié au fonctionnement du cerveau de l’ensemble des vertébrés.
En effet, le cerveau de ces derniers est par définition latéralisé : il possède deux hémisphères, qui travaillent de concert mais n’ont pas exactement les mêmes fonctions. Par exemple, l’hémisphère droit contrôle la partie gauche de l’appareil locomoteur et gère la vision dans l’espace, tandis que le gauche coordonne la partie droite du corps et est en charge de tout ce qui a trait au langage. Cette répartition des rôles permet au cerveau de traiter de façon rapide et complexe des informations provenant du monde extérieur, et de réaliser plusieurs tâches en même temps.
Ces interactions dans le cerveau ne sont toutefois pas tout à fait identiques au sein d’une même espèce : selon la façon dont les deux hémisphères s’organisent ensemble pour fonctionner, l’animal peut inconsciemment privilégier un côté, et donc être plutôt gaucher ou plutôt droitier. Ainsi, chez certaines espèces comme l’être humain ou le chimpanzé, la très large majorité des individus sont droitiers, tandis que chez d’autres comme les perroquets ou le kangourou, la plupart sont gauchers. Il existe également des espèces chez qui aucune prédominance nette ne semble s’exprimer, notamment le gorille et l’orang-outang.
Chez l’être humain, la latéralité s’évalue essentiellement par la propension à utiliser une main plutôt qu’une autre pour écrire. D’ailleurs, les termes « gaucher », « droitier » et « ambidextre » s’appliquent par défaut à la main, alors qu’ils sont techniquement valables pour d’autres membres et organes, notamment le pied et l’œil.
Chez les animaux, la latéralité ne peut être évaluée de la même façon, évidemment. D’autres gestes du quotidien sont donc utilisés pour déterminer la préférence ou non d’un individu pour un côté. Pour un reptile, cela peut être le sens dans lequel il enroule sa queue. Pour un oiseau, cela se traduit plutôt par le côté vers lequel il se dirige préférentiellement pour éviter un obstacle en face de lui. Pour un chien, l’asymétrie du cerveau impacte certaines actions motrices spontanées, comme la patte qu’il lève pour uriner, celle qui donne le premier coup de griffe dans le sol ou qui fait le premier pas, ou encore le côté sur lequel il se couche.
Comme l’Homme, le chien peut avoir une patte préférée pour effectuer certaines actions, comme attraper un objet ou donner un coup de griffe.
Il ne semble toutefois pas y avoir une très large majorité de gauchers ou de droitiers, contrairement à ce qu’on observe chez l’être humain. Tous ne sont pas non plus latéralisés de la même manière : certains sont très marqués d’un côté, tandis que d’autres sont plutôt ambidextres. Il est difficile aujourd’hui de connaître la distribution au sein de l’espèce canine, mais il faut dire que le sujet a pour l’instant bien moins été exploré chez le chien que chez les humains ou les singes.
Quelques tendances se dessinent toutefois. Par exemple, une étude intitulée « Lateralization in vertebrates: its early evolution, general pattern, and development » publiée en 2002 dans la revue Advances in the Study of Behavior a montré que les chiennes (stérilisées ou non) sont dans l’ensemble plutôt droitières et les chiens mâles entiers (c’est-à-dire non stérilisés) plutôt gauchers. Ces conclusions laissent supposer un potentiel rôle des hormones dans la latéralité chez certains animaux, même si cette hypothèse n’a pas encore été démontrée par des études scientifiques.
Diverses hypothèses scientifiques ont été émises pour expliquer les différences d’un individu à l’autre. L’une d’entre elles porte sur une éventuelle origine génétique de la latéralité chez le chien. Autrement dit, il existerait des gènes influant sur la préférence d’un individu pour un de ses côtés. Si cette hypothèse est avérée, les chiens gauchers auraient plus de chances d’avoir des petits gauchers, et de même pour les droitiers.
La latéralité, c’est-à-dire le fait d’être droitier ou gaucher, se manifeste clairement lorsque le mouvement des membres ou organes est dissocié. Par exemple, l’être humain n’utilise qu’une seule main à la fois pour écrire : il devient donc facile à ce moment-là de déterminer vers laquelle se porte sa préférence.
Pour un animal à quatre pattes, cette observation est plus délicate, car il est moins enclin à effectuer des actions aux cours desquelles ses membres sont dissociés de manière évidente. Il faut donc recourir à des tests un peu différents.
Observer la patte qu’il lève quand on lui demande de la donner peut sembler un bon moyen de déterminer si un chien est gaucher ou droitier. En réalité, ce type de tests n’est pas fiable, car cet animal est très sensible à la gestuelle de la personne qu’il a en face de lui, et choisit donc souvent la patte située du même côté que la main qui lui est tendue. Ce n’est donc pas une bonne méthode pour être fixé.
Les spécialistes recommandent également d’attendre la fin de la première année de sa vie pour savoir si un chiot est droitier ou gaucher. En effet, avant cet âge, il est encore malhabile avec ses pattes, et sa prédominance n’est pas forcément très bien marquée.
Un grand classique est de noter la patte avec laquelle le chien cherche à attraper un jouet ou une friandise positionnée en face de lui : celle qu’il privilégie est vraisemblablement celle avec laquelle il est le plus à l’aise, a fortiori si c’est souvent la même qu’il choisit à chaque répétition de l’exercice. Cela étant, ce test manque de fiabilité, car l’action effectuée ne nécessite pas une grande concentration : l’immense majorité des sujets peut donc facilement la réaliser avec n’importe laquelle des deux pattes avant.
Pour obtenir un résultat plus précis, deux autres tests sont recommandés. Le premier consiste à placer un petit objet ou un morceau de scotch sur le museau du chien et à noter la patte qu’il utilise de préférence pour tenter de s’en débarrasser. Le second consiste à utiliser un jouet comportant une friandise (par exemple un jouet Kong) et à observer avec quelle patte il essaye de récupérer cette dernière. Ces deux exercices nécessitent un plus grand effort cérébral, et donnent donc des renseignements plus fiables que le test classique.
Il existe un test de latéralité plus fiable que les précédents : le test du premier pas, ou « first-stepping » en anglais. L’idée est d’observer quelle patte est utilisée en premier pour descendre un escalier, afin de déterminer le côté de prédilection du chien. Il suffit de placer ce dernier debout en haut d’un escalier, tout près de la première marche, et de regarder quelle patte il lève en premier pour descendre. Le même résultat peut d’ailleurs être obtenu sur un sol plat, mais l’observation est plus simple dans un escalier, car le geste est alors plus marqué.
Ce type de test nécessite toutefois de canaliser l’éventuelle excitation ou énergie de l’animal, afin qu’il n’effectue pas de gestes désordonnés ou bondisse des deux pattes. Cela implique notamment qu’il vaut mieux que le test soit réalisé en l’absence d’autres personnes et animaux. Il est préférable également de ne pas marcher à ses côtés ou l’attirer avec un jouet ou une friandise pour l’inciter à descendre : le mieux à faire consiste simplement à l’attendre quelques marches plus bas, et éventuellement à l’appeler doucement s’il ne bouge pas de lui-même.
Comme l’être humain, le chien n’est pas entièrement gaucher ou entièrement droitier : il n’utilise pas exclusivement une seule patte pour effectuer un type d’actions. Toutefois, alors que certains sujets ont une préférence très marquée, elle est beaucoup moins nette chez d’autres.
Un indicateur a donc été créé afin d’évaluer rigoureusement cette prédominance : le degré de latéralisation. Il se détermine en réalisant le même test de latéralité entre 30 et 50 fois, puis en calculant la formule suivante :
LI = ABS( (R-L) / (R+L) ) x 100
R étant le nombre de fois où le chien a utilisé sa patte droite, L celui où il a utilisé sa patte gauche, et ABS la valeur absolue du résultat.
Le nombre obtenu est un pourcentage de latéralisation. Plus il est élevé, plus la latéralisation du chien est forte, et donc plus sa tendance à utiliser un seul et même côté est grande. Si au contraire il est proche de zéro, l'individu est très peu latéralisé, autrement dit ambidextre.
La relation entre latéralité et comportement des vertébrés est un sujet très étudié depuis le début des années 2000.
Comme chez l’Homme, la préférence d’un chien pour un côté et son degré de latéralité donnent une indication du fonctionnement de son cerveau : s’il est très latéralisé à droite, cela signifie que son hémisphère gauche est prédominant, et inversement. Quant aux chiens ambidextres, ils n’ont a priori pas de préférence particulière.
Dans la mesure où les deux hémisphères du cerveau sont chacun spécialisés dans certaines tâches particulières, une prédominance de l’un ou de l’autre a des répercussions plus ou moins visibles sur le comportement au quotidien. Par exemple, les chiens ambidextres ont davantage tendance à craindre les bruits forts et sont dans l’ensemble plus peureux que leurs congénères très latéralisés. Ils sont donc davantage susceptibles d’avoir des difficultés d’apprentissage, puisqu’un animal stressé ou peureux est moins curieux et moins apte à découvrir de nouvelles choses.
Par ailleurs, une première étude intitulée « Etude expérimentale sur la relation entre la latéralité motrice et la personnalité chez le chien » publiée en 2014 par un étudiant en thèse de l’Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse (France) aboutit à la conclusion que les chiens droitiers sont dans l’ensemble un peu plus faciles à vivre et amicaux que les gauchers.
À l’inverse, une autre étude menée sur 41 chiens de refuge par des chercheurs de l’Université de Belfast (Royaume-Uni) a quant à elle montré que les individus gauchers ont tendance à être davantage sujets au stress que leurs homologues droitiers ou ambidextres. Leurs travaux ont été consignés dans un article intitulé « Laterality as a Predictor of Coping Strategies in Dogs Entering a Rescue Shelter », publié en 2018 dans la revue scientifique Symmetry.
Si ces résultats sont confirmés par de nouvelles études, la latéralité pourrait par exemple devenir un critère de sélection lors de l’adoption d’un chien. Il ne faut toutefois pas en déduire que tel individu est « mieux » ou « moins bien » que tel autre sous prétexte qu’il est gaucher, droitier ou ambidextre, car de nombreux aspects peuvent influer sur son caractère et ses aptitudes – à commencer par l’éducation qui lui est prodiguée par ses humains. Il peut simplement avoir des prédispositions différentes pour certaines tâches.
Puisque leur cerveau fonctionne un peu différemment, les chiens droitiers, gauchers et ambidextres peuvent avoir des prédispositions différentes pour certains types de tâches, et être à l’inverse désavantagés pour d’autres. Dans certains cas, il peut donc être pertinent de s’intéresser au degré de latéralisation d’un individu pour évaluer en amont sa propension à remplir une mission bien précise.
L’impact de la latéralité sur les aptitudes pour les chiens de travail a notamment été étudié par des chercheurs de l’Université de Sidney qui se sont penchés sur les chiens guides d’aveugle. Leur objectif était d’identifier des prédispositions pour ce type de tâches au sein de l’espèce canine, car il s’agit d’une formation extrêmement exigeante, avec un taux d’échecs en cours de route particulièrement élevé.
Ils ont effectivement mis en évidence un lien entre latéralisation et capacité à remplir ce rôle. L’article rendant compte de leur travaux fut publié en 2012 dans la revue The Veterinary Journal et intitulé « Associations between motor, sensory and structural lateralization and guide dog success ». Il montre par exemple que les sujets droitiers lorsqu’ils manipulent un jouet pour chien Kong ou très latéralisés au « first-stepping » sont les plus aptes à l’apprentissage du métier de guide.
Les performances des chiens sportifs peuvent également dépendre en partie de leur latéralisation.
Par exemple, dans le cas des chiens d’attelage - et notamment de traîneaux -, les individus droitiers ont naturellement tendance à tirer vers la droite et les gauchers vers la gauche. Par conséquent, s’ils ne sont pas placés du côté qui leur convient le mieux, ils peuvent déstabiliser l’ensemble, et donc provoquer des tensions au sein du groupe. Pour faciliter l’entente au sein de la meute de chiens, il est donc préférable de connaître et de respecter le côté préféré de chacun : les droitiers à droite, les gauchers à gauche.
Les individus ambidextres peuvent quant à eux être placés de n’importe quel côté de l’attelage. Néanmoins, étant donné qu’ils sont généralement plus anxieux et stressés que les autres, ils sont relativement peu nombreux à être utilisés dans ce cadre de cette activité.
Quant aux chiens de course (par exemple les lévriers), les individus gauchers sont avantagés, car les virages s’effectuent vers la gauche. En effet, la piste est parcourue dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Comme les humains, les chiens peuvent être droitiers, gauchers ou même ambidextres. Mais contrairement à nous, il ne semble pas y avoir de majorité nette en faveur de l’une ou l’autre de ces catégories. À chaque maître donc de faire le test s’il souhaite en apprendre davantage sur son compagnon.
En tout cas, même si beaucoup de propriétaires s’intéressent à cette question par simple curiosité, les conséquences de la latéralité sur le comportement de l’animal ont un véritable intérêt scientifique. En effet, il est avéré que les chiens gauchers, droitiers et ambidextres n’ont pas exactement les mêmes caractères et aptitudes. Même si cela ne présage en rien de leur intelligence, il peut s’agir d’une première indication sur leurs prédispositions dans certains domaines plutôt que d’autres.