C’est une séquence bien connue, qui peut prêter à rire, mais qui n’est pas forcément très amusante pour le principal intéressé, voire franchement traumatisante : un bon matin, le facteur a la mauvaise idée de s’approcher un peu trop du portail pour déposer un colis. Résultat, il se fait copieusement accueillir par les aboiements tonitruants d’un chien se prenant pour le dernier rempart entre la maison et cet horrible envahisseur.
« Excusez-le, il est très territorial ! », ne manque pas déclarer son propriétaire, à la fois amusé et gêné par cette réaction excessive.
Mais qu’entend-on au juste par « territorial » ? Le chien est-il un animal territorial ? Comment perçoit-il l’espace dans lequel il vit ? Y a-t-il une différence pour lui entre son foyer et le monde extérieur ? Est-il capable de cohabiter pacifiquement avec d’autres chiens dans un même espace ? Peut-il facilement changer de territoire ?
L’idée est profondément ancrée dans les mentalités : le chien serait un animal territorial, au même titre que le le loup, le chat ou encore le lion.
Cette interprétation est pourtant marquée par un certain anthropomorphisme, et donc une vision du territoire très humaine, alors que le territoire d’un animal n’est pas aussi simplement identifiable que le serait un pays par ses frontières. Car non, le chien n’est pas un animal territorial, pas plus d’ailleurs que les autres espèces. Mais pour comprendre pourquoi, il faut commencer par décortiquer cette notion plus complexe qu’elle n’en a l’air.
On pense souvent lors des promenades avec son chien que celui-ci urine à différents endroits stratégiques afin de délimiter son territoire. Ce serait pour lui un moyen de dessiner les contours de son périmètre, un peu comme si les différents marqueurs olfactifs qu’il déposait pouvaient être reliés par des lignes invisibles qui formeraient les limites dudit territoire.
La réalité est pourtant bien différente. Le chien n’est nullement en train de marquer son territoire en urinant à l’extérieur ; il ne fait que signaler sa présence aux autres chiens du quartier et transmettre des informations.
En effet, comme celle du chat, l’urine du chien contient des phéromones. Celles-ci peuvent véhiculer différents types d’informations en fonction de l’état physiologique du chien. Par exemple, s'il est en état de stress au moment d’uriner, ses congénères qui renifleront son urine pourront ainsi savoir qu’il y a un danger potentiel dans les parages. De même, l’urine d’une chienne en chaleurs permet aux mâles d’être informés de cette situation.
Il convient au passage de préciser que les phéromones sont spécifiques à chaque espèce. Par exemple, un chien n’est pas capable de « lire » les phéromones contenues dans l’urine d’un autre animal (il ne peut pas même identifier à quelle espèce appartient cette urine), et inversement.
Quand un chien renifle les phéromones déposés par un congénère, il utilise une mimique visible chez beaucoup de mammifères, appelée le « Flehmen ». Relever la lèvre supérieure en plissant la truffe est ce qui lui permet d’analyser ces phéromones.
L’urine n’est d’ailleurs pas la seule façon pour le chien de déposer des phéromones. Les glandes interdigitales situées sur les pattes des chiens en sécrètent elles aussi, et permettent par exemple d’indiquer son passage ou de signaler un danger.
De fait, un chien ne sera jamais vraiment perturbé si, au cours d’une promenade, son maître décide soudainement de s’écarter du parcours habituel. Celui-ci commencera simplement à uriner à de nouveaux endroits, et il serait infondé de voir là une manière pour lui d’étendre son empire, tel un Napoléon à quatre pattes.
Si le chien, à l’extérieur de son domicile, ne délimite pas un périmètre avec son urine, c’est parce que le territoire tel que le perçoivent les animaux n’est pas une portion de terre fixe. Il est mobile et flexible en fonction de divers facteurs tels que les saisons, l’heure de la journée ou encore les autres animaux situés à proximité et qui pourraient représenter un danger.
Le territoire pour un animal territorial sert à remplir trois fonctions vitales : la reproduction, le repos et l’alimentation. Autrement dit, c'est un domaine sur lequel il peut se nourrir, dormir en toute sécurité et s’occuper de ses petits sans crainte. C’est pour ces raisons qu’un animal dit territorial, par exemple un lion, défend son territoire contre les intrusions de ceux qu’il perçoit comme une menace. Il doit pour cela pouvoir percevoir les différentes intrusions grâce à ses sens, et ce de façon permanente. Un animal territorial peut difficilement changer de territoire, car la gestion de ce dernier est déjà une tâche bien assez compliquée à gérer pour lui, étant donné qu’il doit sans cesse patrouiller et le défendre contre des intrusions. Si les animaux territoriaux étaient mobiles, ils devraient sans cesse se battre contre d’autres animaux et risquer des blessures pour sécuriser un nouveau territoire qu’il faudrait ensuite apprivoiser. Ce serait un processus long, coûteux et risqué, allant globalement à l’encontre de leur intérêt. Avoir un territoire permet de réduire la compétition avec les autres animaux de la même espèce. Etre constamment mobile ou chercher régulièrement à changer de territoire irait à l’encontre de ce principe.
Ces facteurs expliquent pourquoi le chien n’est pas un animal territorial au sens propre. Puisque son foyer lui procure nourriture, sécurité et tranquillité, il n’a pas de raison de considérer un quartier ou une partie de la ville comme son territoire. Au demeurant, il n’y a pas accès en permanence, ce qui l’empêche de le sécuriser contre d’autres chiens, voire contre des animaux d’autres espèces, comme le ferait par exemple un lion. Enfin, ce n’est pas une zone dans laquelle il élève pas sa progéniture et/ou dans laquelle il obtient les ressources qui sont essentielles à son bien-être.
Comme elle lui procure les ressources dont il a besoin pour vivre, la maison où vit le chien pourrait-elle être considérée comme son territoire ?
Là encore, la réponse est non. Il y trouve certes une zone où il peut se nourrir, dormir en sécurité et élever ses chiots, mais il peut au besoin être déplacé dans une nouvelle maison, puisqu’il n’a pas à la défendre contre d’autres chiens et ne se sent pas dans une zone où peut survenir un danger. En effet, la territorialité d’un animal comme le lion se définit par la différence entre le coût investi pour la protection du territoire et les avantages qu’il en tire. Or il ne coûte rien au chien de vivre dans telle ou telle maison, donc il peut au besoin en changer. De ce point de vue-là, déménager avec son chien ou emmener son chien en vacances ne lui pose en théorie aucun problème particulier. En outre, on note que son comportement reste similaire qu’il soit chez lui ou dans la maison d’un autre chien. Il urine par exemple librement dans le jardin d’une autre personne sans que cela soit une façon de s’approprier l’endroit, puisqu’il n’a aucune ressource à en tirer. Enfin, sauf problèmes comportementaux avérés (souvent liés à un défaut de socialisation), le chien ne se sent en règle générale pas agressé par la présence de congénères dans son foyer. Il est tout à fait possible qu’une tierce personne amène son chien à la maison sans qu’il perçoive systématiquement sa présence comme une intrusion, et vice-versa.
Il n’est pas question ici de nier qu’un chien peut manifester des réactions agressives à la venue d’une personne ou d’un chien inconnu dans son foyer, mais de souligner qu'il agit alors ainsi par peur, par un mécanisme de défense, et non par un besoin instinctif de protéger son territoire. Ce comportement agressif reflète un stress du chien qui est potentiellement relié à un problème d’éducation, et plus particulièrement de socialisation du chien, mais peut aussi être causé par un comportement inapproprié et inhabituel du nouveau venu.
Pour mieux appréhender comment un chien considère son environnement, il convient d’avoir recours au concept de proxémie.
La proxémie est une théorie concernant le rapport à l’espace matériel mise au point par l’anthropologue américain Edward T. Hall en 1963, et reprise dans son livre publié en 1971, La dimension cachée. À l’origine, cette approche concernait l’homme et s’intéressait principalement à la distance entre deux individus lors d’une interaction sociale, mais Edward T. Hall y compara également le rapport à l’espace chez l’Homme et chez l’animal. Depuis quelques années, cette théorie est souvent reprise afin d’expliquer le rapport du chien à l’espace.
Edward T. Hall constate ainsi qu’un individu évolue dans un ensemble de sphères invisibles de plus en plus étendues. Il en dénombre quatre, ordonnées par distance croissante avec le sujet : la sphère intime, la sphère personnelle, la sphère sociale et la sphère publique. Chez l’Homme, ces différentes sphères délimitent ses rapports avec différents types d’individus. La sphère intime est une distance quasi nulle et concerne les partenaires sexuels, la sphère personnelle est celle de la famille et des amis proches, la sphère sociale est celle des personnes côtoyées au quotidien - notamment au travail -, tandis que la sphère publique ne concerne que des interactions superficielles, par exemple entre un vendeur et un client dans un magasin.
Ces différentes sphères peuvent également s’appliquer au chien et permettre de délimiter son rapport à l’espace. La sphère publique, la plus distante, est ainsi un environnement dans lequel le chien évolue au cours de ses promenades. Il y croise d’autres chiens avec qui il n’entretient pas de rapports sociaux. Les chiens communiquent sur cet espace de façon superficielle en urinant sur l’urine des uns et des autres afin de se signaler. Si l’on pourrait croire que c’est là une manière de « voler » le territoire d’un autre chien, il n’en est rien : il s’agit au contraire d’un moyen permettant de se signaler pacifiquement, en mélangeant son urine à celle d’un congénère. La sphère personnelle du chien est pour sa part l’environnement où il interagit avec sa famille, c’est-à-dire son foyer. Enfin, sa sphère intime est un espace très petit, et peut correspondre au panier du chien. Comme il s’y sait vulnérable, il y souhaite une sécurité totale, et ne laisse donc y pénétrer qu’un individu de confiance.
On pourrait penser que l’établissement d’une sphère intime prouve l’importance du territoire chez le chien, au même titre que le nid chez les oiseaux, mais ce n’est encore une fois pas tout à fait exact. En effet, en fonction de ses déplacements, par exemple lors d’un départ en vacances avec son chien, ce dernier recrée de façon systématique ses sphères sociales, y compris la sphère intime. Il peut alors remplacer son panier par un autre ou par toute chose qui représenterait sa zone de confort, ce qui serait impossible pour un animal territorial. Sa malléabilité et son adaptabilité vis-à-vis de l’espace le rapprochent ainsi davantage d’un animal nomade comme le loup, et expliquent donc le fait qu’il n’a pas de territoire à proprement parler. À ce titre, le chien domestique ne diffère d’ailleurs pas des chiens sauvages, qui adoptent les mêmes comportements et appartiennent eux aussi à la catégorie des animaux nomades.
Plutôt que de territorialité, on peut parler d’un fort sentiment d’insécurité du chien. C’est particulièrement vrai chez certains sujets, qui se montrent plus agressifs que d’autres lors d’une rencontre entre chiens inconnus ou lorsqu’ils font connaissance avec une nouvelle personne. Cela peut arriver tout aussi bien à l’extérieur (dans la sphère publique) qu’à l’intérieur de la maison, dans la sphère personnelle, où le chien n’est habituellement en contact qu’avec ses maîtres. Ce type de comportement peut être dû à plusieurs facteurs.
Tout d’abord, le chien peut avoir manqué de contacts avec d’autres personnes et/ou d’autres chiens quand il était petit, c’est-à-dire que la socialisation du chiot a été insuffisante. Dans ce cas de figure, il possède une lecture erronée des différents codes sociaux du fait qu’il n’y a pas été habitué : il ne maîtrise pas suffisamment le langage des chiens ou la communication entre chien et humain.
Tout comme les humains, le chien peut aussi manifester de l’agressivité en présence d'un congénère ou d'un humain en raison d’un traumatisme passé. Par exemple, s'il a subi des mauvais traitements de la part d’un individu, il peut avoir tendance à se montrer méfiant et agressif vis-à-vis des inconnus.
Il peut également s’agir d’un problème médical que le chien manifeste par son agressivité ou d’un stress causé par le fait que son environnement est trop bruyant ou mal délimité. Un jardin avec une clôture trop basse peut ainsi donner l’impression au chien que des individus cherchent sans cesse à y pénétrer, ce qui peut le rendre plus protecteur.
Enfin, il est vrai que certaines races sont plus promptes à protéger leurs maîtres que d’autres, du fait de leur héritage génétique, et font d'ailleurs dès lors d’excellents chiens de garde.
Sans surprise, les races de chiens de garde sont ceux qui montrent le plus de tendances à défendre la maison face aux intrusions. Le Bull Mastiff, le Doberman Pinscher et le Rottweiler en sont de parfaits exemples. Mais là encore, ce que l’on prend pour de la territorialité est davantage l’expression d’un lien fort entre l’Homme et l’animal : ce dernier défend non pas son territoire, mais les humains qui y vivent.
Même si la race joue pour beaucoup dans le caractère protecteur d’un chien, attention cependant à ne pas non plus considérer de façon systématique qu’un individu est nécessairement très protecteur. Le Berger Allemand est ainsi un chien qu’on entend beaucoup aboyer, mais cela peut être sa façon d’exprimer son ennui, car il s’agit d'une race très sportive et qui a donc besoin de beaucoup d’activité et d’être souvent à l’extérieur. Il en va de même pour les chiens de chasse comme le Westie ou le Beagle, qui ont gardé l’habitude de se signaler en aboyant.
La taille n’a également pas forcément de relation directe avec le caractère protecteur. Par exemple, le Chihuahua a beau être une race de chiens de très petite taille, il est aussi l’un des plus attachés à la défense de ses maîtres.
Entre chiens, la cohabitation peut parfois être difficile, mais cela n’a rien de surprenant. Tout comme les humains, les chiens ne sont pas obligés de s’entendre, car leurs caractères respectifs peuvent être très différents. Ainsi, un chien très calme ne fait pas forcément la paire avec un autre très actif. Certaines règles permettent cependant de faciliter la cohabitation au sein d'un même espace.
En premier lieu, il est préférable de les présenter l’un à l’autre dans un parc ou un espace neutre plutôt que dans la demeure d’un des deux, afin de ne pas lui donner l’impression qu’un inconnu vient envahir son espace vital.
En cas d’adoption d’un deuxième chien, il peut être pertinent de lui faire visiter son futur foyer en l’absence du premier chien, afin qu’il puisse prendre ses marques sans subir de stress lié à la cohabitation. Il pourra alors vraiment se sentir « chez lui », avant de rencontrer l’autre chien vivant lui aussi dans ces lieux. Au demeurant, cette première visite lui permet aussi de « connaître » déjà un peu ce dernier, à travers son odeur qui, elle, est toujours présente, quand bien même il est physiquement absent.
Enfin, certaines associations fonctionnent en général mieux que d’autres. S’ils sont stérilisés, un mâle et une femelle sont plus susceptibles de s’entendre que deux mâles. Dans un autre registre, si le premier chien est un adulte et que le second est un chiot, la hiérarchie s’établit entre eux naturellement, et cela facilite leur cohabitation. Si ce n’est pas le cas, il faut instaurer un ordre de priorité pour que chaque chien trouve sa place et que les choses se déroulent harmonieusement entre eux. On peut par exemple nourrir le chien plus âgé avant l’autre et toujours lui distribuer les câlins en premier, afin qu’une hiérarchie puisse s’établir.
Comprendre la psychologie du chien et savoir comment le chien perçoit le monde permet de dépasser les idées reçues sur sa territorialité. Plus qu’un animal territorial, le chien est un animal qui a besoin de se sentir en sécurité et qui, selon les races et du fait de la très longue histoire de la domestication du chien par l’Homme, peut se montrer très protecteur de ses maîtres et de leur lieu d’habitation.
Si son patrimoine génétique joue pour beaucoup dans son comportement, son éducation et sa socialisation sont également déterminantes. En tout état de cause, il ne faut pas hésiter à demander conseil à un comportementaliste canin en cas d’agressivité envers d’autres personnes ou d’autres chiens, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du domicile. En effet, dès lors qu’une cause médicale est écartée, il se pourrait bien que ce qui s’apparente à une « défense de son territoire » soit en fait le signe de troubles bien différents.